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Raw Blame History

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Le dernier bus 2021-12-10
Fiction
Contrainte : ne pas être un gros techno-cynique 😛 (« zone d'inconfort »). « Steaming Water » by SidPix - CC BY 2.0 Le CID (Cercle des Ingénieurs Disparus) est une asso d'écriture plein de gens chouettes que j'ai rejointe ce semestre. Chaque semaine, on écrit des trucs ensemble. Je commence tout juste. J'adore lire ce qu'écrivent mes ami·es du CID, et j'aime l'idée d'avoir ce petit bout du web pour jeter des textes à la mer, alors j'ai décidé de les poster ici. Cette semaine, l'objectif était de sortir de sa « zone de confort », et j'ai donc eu pour contrainte de ne pas axer mon texte autour d'une critique de la technologie, puisque le peu de textes que j'ai écrits jusqu'à maintenant tournaient quand même pas mal autour de ce thème. true

Les pupilles des chats ont ceci de particulier quen pleine lumière, on nen distingue quune mince ligne noire. Découpe nette au milieu des couleurs aquarelles. Quiconque voudrait y voir plus clair se retrouverait face à un mur de colère. À la nuit tombée, la fente se mute enfin en trou noir abyssal. Qui peut dire ce qui sy cache ? Se frayant un chemin entre humeurs et muqueuses, un tunnel vers le quartier général des chats ? À coup sûr, un genre de bar clandestin à lambiance feutrée. On sy moque des humains et de leur sale manie de tout vouloir domestiquer. On y troque les meilleurs spots dherbe contre une place prêt de lâtre. Les flammes vacillantes éclairent une petite scène où une contrebasse flegmatique ponctue les miaulements. Les membres les plus vindicatifs feulent à sen couper le souffle.

Mais tout bien pensé, les chats ont mieux à faire. Peut-être alors, au fond de ces pupilles, un secret bien caché. Un genre de contradiction dans les lois fondamentales de la physique une faille oubliée là par quelque malin génie. Les contradictions ont franchement mauvaise presse, surtout en matière daxiomes. Le premier terrien à sen rendre compte se dirait que quitte à vivre dans un monde incohérent, autant arrêter de sentasser dans des rames de métro saturées de sueur et envisager le vol. Ou la marche sur air, qui consiste à le rendre suffisamment compact pour supporter un corps, mais juste le temps de passer. Est-ce-que les oiseaux ont un jour regardé au fond de ces yeux ?

Le froid mord soudain ma nuque et senroule autour de ma colonne vertébrale. Mes poils se font épines. Il aura fallu attendre la fin du ballon deau chaude pour arrêter la boucle ; je pourrais rester des heures à observer le fil de mes pensées tournoyer joyeusement avec leau brûlante. Déjà les fibres de mes plexus se resserrent et je nentends plus que le sang affluer en masse dans mes temps. Seul le battement obstinément régulier de mon cœur demeure en mesure de me calmer. Je me demande souvent pourquoi. Les premières vibrations qui ont parcouru mon corps en devenir étaient sans doute les battements du cœur de maman. Jaime à croire que cest une réminiscence de ce cocon damour. Comme les douches, finalement. Est-ce-que je pensais déjà aux yeux des chats ?

Putain, ça recommence et il fait toujours froid. Le carrelage se délecte de mes pieds transis. Je vire la buée du miroir et regarde mon corps se faire une place dans latmosphère moite. Jéponge les gouttes qui perlent de mon front et je fourrage dans la panière à linge à la recherche de ce qui sapparente le plus à une serviette, puis la noue à ma taille. Je prends le temps de me scruter. Mes côtes me donnent toujours limpression de racines qui attendent la force des années pour finir de craqueler le bitume. Mes cheveux ont poussé depuis la dernière fois ils arrivent presque en dessous de ma poitrine. À part ça, rien na changé, à part la poussière qui samoncelle sur chaque centimètre carré de ce qui ressemble de plus en plus à une maison où les flics dune série pourrie débarqueraient, appelés par des voisins alertés par lodeur. Mais tu nes pas là. Pourtant, je suis sûr que mon jeu de sourcil taurait fait marrer eux aussi ont poussé. Je crois que jai trop pris lhabitude de les froncer. Tout le monde croit que je suis énervée. Un mal pour un bien : ils ne me parlent pas.

Je déverrouille la porte de la salle de bain en me demandant pourquoi je lai fermée et je mets un pied dehors. Puis lautre. Lhorloge affiche 03:59 mais jai appris à ne pas my fier. Je suis arrivée à 16 heures et le CD du Klub tourne sûrement pour la deuxième fois ; il doit être à peine 18 heures. Cest lheure où les gens rectifient leurs bonjour dun bonsoir avec une gêne palpable et une moue coupable. Une manie fascinante au vu des saloperies quon trouverait dans le film de leurs vies.

Au fond du salon, des centaines de livres sentassent dans des étagères de récup dont on se demande comment elles ont jamais tenu debout. Leurs yeux sceptiques minterrogent. Je fais mine de les ignorer. Quelques minutes passent, alors je finis par leur rétorquer quil y a des questions auxquelles je ne répondrai quen présence de mon avocat. Je dis ça parce quun noyau dans lequel on a planté trois cure-dents a définitivement fini de noircir, mais ça na pas lair de les faire marrer. Je shoote une tasse en métal qui jonche le sol et écarte le rideau de perles qui me sépare de la cuisine. Les montagnes dépices finissent de disperser leur dernières odeurs. Les murs se drapent toujours dans ces grandes tentures, comme pour refuser de croire à leur solitude. Ils me semblent si ternes, mais jai aussi appris à me méfier des couleurs.

Jessaye de lancer une eau chaude mais les plaques ne me renvoient que cet insupportable bruit qui accompagne létincelle. Je capte les paroles au loin « ny-a-t-il que dans les crématoriums quon trouve de la chaleur humaine ? ». Sérieux, cest à se tirer une balle. Je me demande comment tu pouvais aimer ce genre de son. Je retourne dans le salon pour lancer un album des Doors et fusionne avec le canapé.

Jai limpression den faire trop, tu sais, comme si tu pouvais me voir. Toutes mes pensées, dune manière ou dune autre, sont dirigées vers toi quest-ce-que tu en dirais ? Est-ce-quelles sont chouettes ? Parfois, jai limpression quelles nexistent pas vraiment. Comme des croquis mal finis qui ne demandent quun peu de relief et des couleurs chaudes. Cest ton regard qui les convainc de rester. Jai toujours peur de mévaporer en sortant dici.

Mais comme le jour semble soudain sêtre rappelé quon lattendait ailleurs, je finis par me lever. Encore quelques aller-retours à létage pour quune écharde finisse par me rappeler ce qui compte vraiment et jenfile ce t-shirt qui sent la peur. À se demander pourquoi jai pris une douche. Je dévale le reste des marches en serrant les dents, balance la serviette sur le bar et coupe le courant.

La porte claque sur mes pas et jaimerais avoir une clé pour la jeter. Mais il faut croire quelle restera toujours ouverte. Peut-être quun jour, jarriverai à suffisamment la malmener pour quelle se décide à pousser une gueulante. « Pour qui tu te prends, toi, avec ta dégaine de clocharde ? Tu tes crue où ? Jen ai ma claque découter tes jérémiades et dessuyer tes traces de semelles, alors tu peux toujours crever pour rentrer. Quoi ? Tas encore envie de beugler ? Allez, fais voir un peu tes phalanges, pour voir, jai bien envie de couleur vive. Alors quoi, tu croyais que ça allait passer à travers ? Tu vas faire quoi maintenant, appeler tes potes et fabriquer un bélier ? Allez, fais nous le coup des larmes. Jai passé lâge quon me prenne pour un gland. Tas intérêt à sacrément faire profil bas si tu veux que ça sarrange. Et nettoie moi tout ça, merde. Tas pensé aux voisins ? Quest-ce-quils vont dire? Et entre nous, ma grande, ça fait quoi de parler avec une porte ? »

Je laisse tomber, car les dernières lueurs du jours illuminent les yeux des passant·es pour la dernière fois. Bientôt, ils sécarquilleront et jai des haut-le-cœur à imaginer les mondes qui se cachent passé lhorizon de ces puits sans fond.

Alors je me hâte pour le dernier bus.