Descente aux enfers, stigmatisation et criminalisation du LSD
2023-10-07
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Santé
L'enthousiasme aura été de courte durée. Dès 1960, le LSD «s'échappe des labos». Une mosaïque complexe de méfiance sociale, scientifique et politique sonne le glas pour les études psychédéliques, marginalisées puis criminalisées.
Dans le [précédent billet]({{<ref "/posts/lsd/02-lsd-everywhere/index.md">}}), on a vu que malgré des paradigmes très différents pour mener les expérimentations autour du LSD (thérapies de choc vs set and settings), l'espoir est grand et surtout international. Aujourd'hui, le LSD est criminalisé et inscrit sur [la liste des substances les plus dangereuses](https://en.wikipedia.org/wiki/Convention_on_Psychotropic_Substances#Schedules_of_Controlled_Substances) de l'ONU. Comment en est-on arrivé là? C'est parti pour un tour d'horizon non-exhaustif.
«Défense de prendre des narcotiques DDC_0518» par Abode of Chaos - CC BY 2.0.
Couvrez ce soin que je ne saurais voir
Une première raison de l'abandon du LSD en médecine est à chercher du côté des expérimentations elles-mêmes.
On l'a vu, les résultats obtenus avec set and settings sont bien plus spectaculaires que les autres. Or, et tout particulièrement en France, la recherche refuse d'adopter ces nouveaux protocoles. Le refus d'utiliser le mot « psychédélique » pour parler du LSD peut sembler anecdotique, mais est symptomatique. La psychiatrie française s'en tiendra jusqu'au bout à une vision pathologisante du LSD. Seul Henry Eyl'utilisera pour qualifier l'expérience des «toxicomanes», supposée amplifiée par leur «désir sexuel plus ou moins sublimé », dans une délicieuse tradition psychanalytique.
C'est cette même tradition qui se refuse à établir une relation horizontale, nécessaire au set and settings, entre thérapeutes et patient·es. Pour y parvenir, les ressentis des patient·es doivent être pris en compte sans défiance et avec bienveillance. À l'inverse, la tradition psychanalytique suppose l'expertise unilatérale du thérapeute, seul capable d'interprétation face à l'ignorance des patient·es. Ainsi, quasiment aucune étude n'a lieu en France avec ces protocoles. Pourtant, on sait que les travaux—notamment anglo-saxons—sont connus des psychiatres français, notamment car ils sont directement cités dans leurs publications scientifiques. La prédominance des hommes en médecine semble fortement conditionner la méfiance vis-à-vis du care, relégué aux tâches subalternes des infirmières.
Le cas de la «cure d'angoisse» au LSD défendue par Jean Weil rend aussi visible la croyance qu'il faut souffrir pour guérir. Cette rhétorique de l'épreuve à traverser par la force de la volonté et malgré les difficultés a elle aussi des relents masculinistes.
{{}}À mon sens, cette méfiance n'est pas un hasard. Adopter une posture bienveillante et humble met le thérapeute en «danger»: et si on abusait de moi? Si on faisait semblant? Si je laissais transparaître mes émotions? Ces idées semblent profondément insupportables à bien des hommes, quand bien même une palanquée de patient·es guériraient rapidement et sans souffrance par ailleurs. Utiliser des méthodes douloureuses et pénibles conjure la méfiance en faisant le tri entre les «vrais malades qui méritent de guérir» et les «faux malades qui profitent du système». Je ne peux m'empêcher de remarquer que cette même méfiance est à l'œuvre dès qu'on parle d'acquis sociaux—surtout quand il s'agit des pauvres: assurance chômage, sécurité sociale, retraites, RSA, droit du travail, etc. Il suffit qu'une seule personne puisse abuser du système pour vouloir l'oblitérer, quand bien même il serait nécéssaire à de nombreuses autres. Même dans le travail, prendre du plaisir est suspect. Souffrir ostensiblement semble la seule façon de prouver sa droiture.{{}}
Mais le fait qu'une majorité de médecins soient des hommes ne rend pas le rôle des femmes insignifiant, bien au contraire.
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L'idée selon laquelle le LSD a été abandonné uniquement parce les hommes se sont refusé au care—développé par des femmes—est trompeuse. En effet, l'historiographie des psychédéliques a pendant longtemps déterré des archives concernant quasi-exclusivement des hommes, ce qui pourrait laisser penser que les femmes et les pratiques de set and settings sont restées marginales. En réalité, l'histoire les a longtemps invisibilisées.
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L'histoire a par exemple retenu la synthèse de la psilocybine par Hofmann, mais on oublie que c'est grâce à María Sabina García, guérisseuse mazathèque, que l'Occident découvre les «champignons hallucinogènes». C'est Margot Cutner, dans un article pionnier, qui s'oppose aux thérapies de choc et insiste sur l'importance du toucher dans le set and settings. Joyce Martin et sa thérapie fusionnelle sont encensées : elle est invitée et acclamée dans la plus grande conférence internationale sur le LSD. Luisa Agusta Rebeca Gambier de Alvarez de Toledo est la première présidente de l'association des psychanalystes argentins. Elle y introduit l'ayahuasca après avoir étudié au contact de thérapeutes indigènes, pratique inédite à l'époque. Elle enrichit le set and settings avec l'utilisation de nourriture et de musique. Betty Eisner, psychologue, milite pour une réduction des doses initiales afin de minimiser le risque d'expériences négatives. Elle affirme que les chambres d'hôpital ne sont pas un bon endroit pour mener les expériences et est très influente sur ses amis masculins, bien connus aujourd'hui (Leary, Huxley…). On a déjà parlé de Cicely Sanders, pionnière dans les soins palliatifs1.
En fait, les méthodes développées par ces femmes sont adoptées partout dans le monde (sauf en France 🫠). Mais aujourd'hui, on ne sait quasiment rien de la vie de ces femmes. Pour certaines, aucune photo n'est disponible, et on ne connaît même pas la date de leur mort. Mais il serait faux d'en conclure que leur travail était invisible de leur vivant. C'est d'ailleurs pour combler ce trou historiographique que Zoë Dubus travaillera sur le sujet dans les prochaines années.
{{}}La mise au rebus du set and settings est une exception française et à l'international, les résultats avec set and settings sont probants. Peut-être qu'en moyenne, les hommes renâclent à adopter ces pratiques, mais de là à bannir totalement le LSD ? Alors, c'est quoi le problème?{{}}
Des essais cliniques de plus en plus contrôlés
Dans les années soixante, plusieurs médicaments sont à l'origine de scandales sanitaires majeurs. Dans le monde, la thalidomide (sédatif et anti-nauséeux) crée de graves malformations chez des milliers de nourrissons. En France, le Stalinon (contre les infections à staphylocoques) crée de graves séquelles neurologiques. Les états doivent réagir et légifèrent pour sécuriser le système de santé. Aux États-Unis notamment, le monde politique semble abasourdi qu'une molécule puisse être testée sur des patient·es n'étant même pas au courant, sans études rigoureuses préalable. La réaction est immédiate: pour qu'une substance soit administrées lors de thérapies, les autorités sanitaires doivent donner leur approbation. Pour ce faire, les laboratoires doivent prouver l'efficacité et la sûreté de leurs médicaments.
Cette évolution de la méthode scientifique met sérieusement à mal les études psychédéliques. En effet, apporter de telles preuves n'est pas une mince affaire. Cette double exigence s'incarne, aux États-Unis, par l'obligation de réaliser des essais cliniques randomisés en double aveugle. Encore aujourd'hui considérés comme le gold standard en science, l'idée est de prouver qu'une substance a en elle-même une bonne balance bénéfices-risques. On cherche alors à exclure le plus possible de facteurs extérieurs pour se concentrer sur l'effet pharmacologique. Dans un essai de ce type, deux groupes sont constitués aléatoirement: un groupe recevra un placebo et l'autre recevra la substance. Ni les participant·es ni les expérimentateur·ices ne sont au courant de la répartition, d'où le double aveugle. Ainsi, en comparant les effets rapportés par les deux groupes, on pourra différencier ce qui relève des effets placebo ou nocebo (c'est-à-dire les effets positifs ou négatifs qui surviennent sans principe actif) des effets imputables à la molécule.