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Les drogues psychédéliques en médecine | Utilisation, abandon et renouveau | true |
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Chaque année, l'UTC propose un séminaire PHITECO (Philosophie, Technologie et Cognition), organisé par Costech, le laboratoire de sciences humaines et sociales. Cette année, le séminaire était articulé autour du thème « Prendre soin de l'esprit : santé mentale et milieu technique ».
Une présentation a rapidement retenu mon attention.
Des thérapies de choc au « set and setting », évolution des méthodes d’administration de LSD, 1950-1970.
Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, le LSD évoque immédiatement la période hippie et la contre-culture américaine des années 70, et pas du tout une utilisation thérapeutique. Curieux, j'assiste à la présentation de Zoë Dubus, docteure en histoire contemporaine et spécialiste des psychotropes. Ses recherches visent à « éclairer, par une mise en contexte non seulement médicale mais sociale et culturelle, les différentes chronologies des usages médicaux des psychotropes à l’époque contemporaine »^[https://dubuszoe.wordpress.com/].
J'apprends alors qu'entre 1950 et 1970, le LSD est la substance pharmacologique la plus étudiée au monde, avec plus de 1000 articles scientifiques, 40.000 sujets, des dizaines de livres et six conférences internationales. Certain·es y voyaient un « remède miracle », donnant lieu à des expérimentations sur un très large spectre de troubles. Et dans plusieurs conditions (soins palliatifs, alcoolisme, psychothérapie), le LSD semble produire des résultats inégalables aux meilleures techniques de l'époque, immédiatement, et sans effet secondaire grave. Son coût de production est faible et il ne provoque pas d'addiction.
Pourtant, après 1970, la recherche sur le LSD s'est totalement arrêtée et il est interdit dans la plupart des pays du monde. Il figure dans les listes de substances les plus sévèrement contrôlées aux États-Unis, aux côtés de l'héroïne^[L'absence de corrélation entre dangerosité d'un produit et répression légale a été analysée dans * Nutt DJ, King LA, Phillips LD; Independent Scientific Committee on Drugs. Drug harms in the UK: a multicriteria decision analysis. Lancet. 2010;376(9752):1558-1565. doi:10.1016/S0140-6736(10)61462-6 * Taylor M, Mackay K, Murphy J, et al, Quantifying the RR of harm to self and others from substance misuse: results from a survey of clinical experts across Scotland, BMJ Open 2012;2:e000774. doi: 10.1136/bmjopen-2011-000774 notamment].
La question est fascinante d'un point de vue historique : pourquoi ? Et pourquoi n'en reste-t-il, dans l'imaginaire collectif, qu'une image de drogue dure dangereuse sans aucun rapport avec la médecine ?
Dans sa conférence, Zoë Dubus a montré que la réponse est complexe et multi-causale, comme toujours en histoire. Entre politique, questions de genre, évolution de la méthode scientifique, panique morale, manipulation de l'opinion, héritage de la psychanalyse et contre-culture, l'histoire de l'abandon du LSD en médecine est un mille-feuilles passionnant.
Et j'ai trouvé cette histoire si riche et intéressante que j'ai voulu en faire un billet de blog. Avant de rentrer dans le vif du sujet, un peu de contexte sur le pourquoi du comment de ce billet, comment il est organisé, et ce qu'on peut en attendre.
Intentions
L'intention principale de ce billet est de montrer le changement de perspective historique massif offert par les psychedelic studies. Je trouve qu'en histoire, ce genre de retournement est très stimulant, d'autant plus quand il est bien documenté^[Pour donner deux exemples, je pense à « Homo Domesticus » de James C. Scott, qui retourne totalement le mythe de l'agriculture, et « Dette : 5000 ans d'histoire » de David Graeber, qui met en pièces le mythe du troc précédant la monnaie. Ce qui est passionnant dans ces retournements est bien sûr les perspectives excitantes offertes par une relecture de l'histoire, mais aussi un aspect plus « meta », historiographique, qui explique pourquoi une vision de l'histoire si erronée a pu perdurer pendant si longtemps. À l'inverse, il existe des retournements stimulants mais qui restent au stade d'hypothèse, parfois repris avec trop d'enthousiasme. Les idées nouvelles devraient activer notre esprit critique, même quand elle sont séduisantes.]. L'intention secondaire est de faire connaître l'état des recherches modernes sur les psychédéliques et les nouveaux enjeux associés. Un objectif annexe est tout simplement de me pousser à aller plus loin, à synthétiser, agencer, reformuler, pour faire avancer ma réflexion.
D'où je parle ?
Mon intérêt pour ce sujet très spécifique peut sembler louche, alors je commence par déclarer mes « conflits d'intérêts », ce qui aidera à comprendre d'où je parle et donc à prendre des distances vis-à-vis de ce que je dis. Je suis concerné depuis toujours par le sujet de la santé mentale, et en particulier de la dépression et de l'anxiété. J'ai eu l'occasion d'expérimenter plusieurs psychédéliques dans un cadre récréatif. J'ai également tenté de me soigner à l'aide de substances psychédéliques, sans succès. Si je livre des choses intimes, c'est par souci d'honnêteté radicale, car d'où qu'on parle on parle toujours un biais. Je tente dans ce qui suit d'être le plus honnête possible et je ne cherche pas à convaincre, mais je pars avec un biais positif pour les psychédéliques. Pour l'esprit critique, c'est bien de garder ceci en tête.
D'où viennent les informations ?
La très grande majorité de ce billet est inspirée par les articles et communications de Zoë Dubus, qui est la première chercheuse en France à travailler sur le sujet. Ses travaux permettent de mettre en lumière certaines spécificités françaises. Pour ne pas alourdir le billet, je ne source pas les informations issues de ses recherches. On peut facilement retrouver les sources primaires dans les références suivantes :
- « Des thérapies de choc au « set and setting », évolution des méthodes d’administration de LSD, 1950-1970 », YouTube.
- « Marginalisation, stigmatisation et abandon du LSD en médecine », Histoire, médecine et santé, numéro 15, 2020, p. 87-105.
- « Liberté de prescrire et de consommer et/ou addiction ? », Les Cahiers Henri Ey, 2021, 47-48, p .105-112.
- « LSD et soins palliatifs dans les années 1960, un rendez-vous manqué ? », Médecine Palliative, Volume 20, Issue 6, 2021, p. 312-321.
- « Le traitement médiatique du LSD en France en 1966 : de la panique morale à la fin des études cliniques. », Cygne noir, numéro 9, 2021, p. 36–62.
- « Utiliser les psychédéliques pour « guérir » des adolescents homosexuels ? Essai de thérapie de conversion, France, 1960 ». Annales Médico-Psychologiques, Revue Psychiatrique, 2020, 178 (6), pp.650-656.
- « Les scientifiques et l’auto-expérimentation de LSD ». 2020.
Les autres informations sont sourcées, et j'indique explicitement quand je donne mon opinion personnelle.
Plans
Le billet est découpé en trois parties, en plus de cette introduction.
La première vise à poser le contexte et à partir des mêmes bases communes. D'une part, qu'est-ce-qu'on appelle psychédélique ? D'où ces substances sortent-elle ? Comment ont-elles été utilisées au fil de l'histoire ? D'autre part, où en est la médecine psychiatrique occidentale au moment où elle rencontre les psychédéliques, et en particulier le LSD ?
La deuxième concerne l'histoire du LSD en médecine de 1950 à 1970 : enthousiasme, étude massive, espoirs, puis abandon et criminalisation. C'est la diabolisation systématique des psychédéliques.
La troisième relate le regain d'intérêt scientifique pour les psychédéliques ces 15 dernières années et dresse un état des lieux. S'il y a tout lieu d'être optimiste, il faut faire attention à ne pas tomber dans l'extrême inverse : il y a des points d'attention cruciaux à garder en tête.
Les notes de bas de page sont là pour donner des détails sur des sujets qui dépasse le cadre de ce billet : n'hésitez pas à les lire en cliquant dessus si vous êtes curieux·se ! 😁
Limites
Ce billet n'est pas du tout au standard d'un article scientifique ; il n'a d'ailleurs pas été relu par des spécialistes. Il est court relativement à la quantité de sujets traités. Il simplifie nécessairement la réalité. Je pense que c'est une bonne introduction, pas forcément ultra-précise ou nuancée, mais qui peut donner envie de plus se renseigner.
Je vous invite à ne pas prendre ce qui est écrit pour argent comptant et à aller vérifier les informations. J'ai pu passer à côté de quelque chose, mal comprendre, mal synthétiser. J'ai une formation d'ingénieur en informatique, et bien que ces sujets me passionnent depuis un moment, je ne suis ni historien, ni sociologue, ni neurologue.
Avec ces précisions en tête, j'espère que la lecture sera agréable et que vous apprendrez des choses. 😄
Une brève histoire des psychédéliques
D'abord, je vous propose de faire un petit point sur ce qu'on appelle psychédélique, puisque on part toustes avec des a priori différents.
Le mot psychédélique est très récent : c'est un néologisme inventé en 1956 par Humphry Osmond dans une correspondance avec Aldous Huxley, célèbre pour « Le meilleur des mondes » mais moins connu du grand public pour son exploration intensive... des psychédéliques, justement.
Psychédélique vient du grec ancien ψυχή, « âme », et δῆλος, « rendre visible ». Étymologiquement, les psychédéliques sont donc des substances « révélatrices de l'âme ». Le mot est une tentative de désigner des substances qui « enrichissent l'esprit » et « agrandissent la vision »^[osmond].
Les psychédéliques les plus connus sont le LSD et la psilocybine, une des substances actives des « champignons magiques ».
Plus concrètement, d'un point de vue psychologique, les psychédéliques modifient fortement l'état de conscience avec un spectre d'effets similaires. Quelques exemples : non-linéarité des raisonnements, acceptation des paradoxes, perception de connexion, sensibilité des sens, impression de révélation de mécanismes de l'esprit ou du monde, expérience mystique, sentiment d'unité, de paix, diminution voire dissolution de l'égo, etc. De façon générale, les psychédéliques ont en commun de produire des expériences qui ne peuvent pas être expliquées avec des mots (ineffabilité) et donnent la sensation de savoir des choses sans parvenir à les expliquer rationnellement.
La similitude de la nature des effets des psychédéliques s'explique par une base biologique commune^[5ht2a]. Ainsi, les techniques modernes d'imagerie médicale ont pu montrer que les psychédéliques agissent en diminuant l'activité du « réseau du mode par défaut », l'ensemble des régions du cerveau vraisemblablement à l'origine de la perception de soi, l'introspection, l'auto-critique. Tandis qu'une suractivité peut être liée à des sentiments anxieux et dépressifs, une sous-activité correspond à des états de méditation profonde, participant de l'effacement de l'égo. C'est précisément ce que font les psychédéliques pendant la prise^[dnm]. Ce réseau est re-consolidé après la prise, mais différemment ; les chercheur·ses parlent de « réinitialisation »^[reset]. Enfin, une prise de psychédélique augmente la communication entre des zones du cerveau ne communiquant pas habituellement, permettant l'exploration d'idées moins « contraintes », à la manière des enfants^[func]^[func2]. Enfin, les psychédéliques semblent augmenter fortement la plasticité du cerveau, c'est-à-dire sa capacité à créer de nouvelles connexions entre les neurones^[plasticity]. Il y a néanmoins quelques réserves à émettre sur ces affirmations, mais ce sera pour la dernière partie de ce billet. ^[5ht2a]: Ils ont une affinité plus ou moins forte avec un type particulier de récepteur de la sérotonine (5-HT2A), neurotransmetteur connu pour ses rôles dans la régulation de l'humeur. L'ensemble des mécanismes connus peut être exploré dans ce long article : « Nichols, D. E. (2016). Psychedelics. Pharmacological Reviews, 68(2), 264–355. doi:10.1124/pr.115.011478 ». ^[dnm]: Gattuso JJ, Perkins D, Ruffell S, et al. Default Mode Network Modulation by Psychedelics: A Systematic Review. Int J Neuropsychopharmacol. 2023;26(3):155-188. doi:10.1093/ijnp/pyac074 ^[reset]: Carhart-Harris, Robin et al. (2017). Psilocybin for treatment-resistant depression: FMRI-measured brain mechanisms. Scientific Reports. 7. 10.1038/s41598-017-13282-7. ^[func]: Carhart-Harris, Robin et al. (2014) The entropic brain: a theory of conscious states informed by neuroimaging research with psychedelic drugs. Front. Hum. Neurosci. 8:20. doi: 10.3389/fnhum.2014.00020 ^[func2]: Felix Müller, Patrick C. Dolder, André Schmidt, Matthias E. Liechti, Stefan Borgwardt, Altered network hub connectivity after acute LSD administration, https://doi.org/10.1016/j.nicl.2018.03.005. ^[plasticity]: D'ailleurs, l'origine de la dépression fait débat à ce sujet. Si classiquement, elle a été suspectée d'être dûe à un manque de sérotonine (hypothèse monoaminergique), une hypothèse plus récente penche pour un manque de plasticité du cerveau (hypothèse neurotrophique). Voir « Moliner, R., Girych, M., Brunello, C.A. et al. Psychedelics promote plasticity by directly binding to BDNF receptor TrkB. Nat Neurosci 26, 1032–1041 (2023). https://doi.org/10.1038/s41593-023-01316-5 ».
Si les définitions biologiques et psychologiques ne collent pas tout à fait — on peut trouver quelques exceptions qui rentrent dans une catégorie et pas dans l'autre, elles restent satisfaisantes pour délimiter grossièrement ce dont on va parler.
Si je passe autant de temps à cerner le sujet, c'est que les psychédéliques ont une présence non négligeable au cours de l'existence humaine. De nombreuses plantes possèdent ces propriétés, et par leur capacité unique à produire des expériences mystiques intenses^[Les substances dont la principale caractéristique sera justement de faire ressentir une sensation de sacré, de divin, d'entités, etc, seront appelées enthéogènes ; certains psychédéliques, comme la DMT, sont des enthéogènes.], il n'est pas étonnant de retrouver des traces de leur consommation dans un grand nombre de civilisations. Ainsi on retrouve l'usage des psychédéliques :
- Dans la pharmacopée chinoise traditionnelle^[china] ;
- Chez les Mayas^[mayas] et les Aztèques^[aztec], le plus connu étant l'utilisation des champignons pour les cérémonies religieuses ;
- Par les peuples indigènes de Sibérie^[siberia] ;
- Chez les Aryens, où l'on pense que le dieu Soma correspond aux champignons^[aryan] ;
- Possiblement en Grèce Ancienne, lors des Mystères d'Éleusis, culte ésotérique annuel et secret^[greek] ;
- Et dans beaucoup d'autres époques et peuples^[substances].
Néanmoins, on peut noter qu'aucune trace sérieuse ou notable de l'utilisation des psychédéliques n'a été observée en Occident, malgré la présence de dizaines d'espèces de champignons psychédéliques. C'est d'ailleurs lors de voyages au Mexique dans les années 50 que l'utilisation des champignons lors de rituels est observée. Des échantillons sont ramenés et cultivés en Europe, ce qui mènera à l'isolation de leur principe actif, la psilocybine. À la même époque, le LSD est synthétisé pour la première fois (et par la même personne !).
C'est donc seulement dans les années 50 que les psychédéliques commencent à être étudiés en Occident. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, il me semble utile de brosser le portrait de la psychiatrie à cette époque, pour comprendre le contexte dans lequel viennent s'insérer les psychédéliques.
État des lieux de la psychiatrie pré-LSD
Jusque dans les années 1950, la psychiatrie mainstream s'appuie sur deux outils : la thérapie de choc et la psychanalyse.
La psychanalyse, popularisée par Freud, suppose l'existence d'un inconscient qu'il s'agirait de révéler, en y cherchant la cause cachée de ce qu'on considère être des troubles mentaux, dont la très à la mode hystérie^[hysteria]. Elle se pose donc comme une méthode d'investigation particulièrement longue, s'étendant sur plusieurs années. Si l'efficacité de la psychanalyse est très controversée aujourd'hui[^psych], une chose est sûre : elle est réservées aux privilégiés. Mobiliser une personne pour des séances de quasiment une heure, parfois plusieurs fois par semaine, pendant des années, nécessite d'avoir de l'argent et du temps : impossible de passer à l'échelle. ^[hysteria]:Plus personne ne prend cette « maladie » au sérieux aujourd'hui ; on sait d'ailleurs qu'elle a été utilisée comme fourre-tout pour pathologiser et contrôler les comportements des femmes, par exemple quand elles ne souhaitaient pas se marier. ^[psych]:Le sujet est un peu velu pour moi. Sur Wikipédia, on voit que plusieurs méta-analyses se contredisent concernant les thérapies ayant pour base l'inconscient (même si on parle ici de thérapies plus courtes qu'une psychanalyse classique). Si les biais sexistes de Freud se retrouvent dans énormément de concepts psychanalytiques du siècle dernier, je ne sais pas ce qu'il en est aujourd'hui.
Les thérapies de choc collent globalement à l'imaginaire « barbare » de la psychiatrie à l'ancienne : électrochocs — déclenchement d'une crise d'épilepsie par stimulation électrique du cuir chevelu, lobotomie^[Je me rappelle avoir découvert la lobotomie au cinéma, devant le film Shutter Island.] — ablation d'une partie du cerveau, coma insulinique — injection d'insuline jusqu'à provoquer le coma par hypoglycémie... Elles sont popularisées en France par Constance Pascal, première femme à passer le concours public de psychiatre. La base théorique de la thérapie par les chocs est établie par Paul Delmas, psychiatre et neurologue. Il compare l'esprit à un bâtiment. Lors d'un choc, l'esprit est comme un bâtiment délabré, à moitié rasé. Pour en guérir, il faut un nouveau choc permettant de raser le reste (dissolution) et de repartir sur des bases saines (reconstruction). Les thérapies de choc fonctionne à quelques occasions, dans des conditions comme la schizophrénie et les syndromes de stress post-traumatique. Elles comportent énormément de risques graves et leurs bases scientifique est très légère. Mais elles ont l'avantage de coûter peu cher et d'être courtes. Alors, faute de mieux, les thérapies de choc restent massivement employées.
Une troisième voie s'ouvre dans les années 50 avec la psychopharmacologie. Littéralement, c'est l'étude des médicaments psychotropes, c'est-à-dire qui altère le fonctionnement du cerveau, appliquée ici aux troubles psychiatriques. La découverte de la chlorpromazine marque cette nouvelle ère. C'est un neuroleptique, c'est-à-dire une substance puissamment « tranquillisante » aux propriétés antipsychotiques, c'est-à-dire qui apaisent les idées « délirantes » et les hallucinations. Ils sont utilisés, encore aujourd'hui, dans le traitement des symptômes de la schizophrénie et des troubles bipolaires. L'arrivée de ces médicaments dans les hôpitaux psychiatriques marquent un tournant, car on pensait jusqu'alors que la « folie » était incurable et on enfermait simplement les patient·es dans des asiles.
Mais le soulagement des symptômes « délirants » ne sont pas les seules applications des psychotropes. Depuis les années 30, mais particulièrement à partir des années 50, on les utilise pour la narcoanalyse. C'est Jean Delay, psychiatre et neurologue faisant figure d'autorité et spécialiste de la première heure des neuroleptiques, qui poussera le concept en France. La narcoanalyse, c'est administrer de très fortes doses de barbituriques — psychotropes à très fort effet sédatif — ou des amphétamines — pouvant produire des « décharges émotionnelles^[amphet] » — pour soutirer des informations aux patient·es, faire remonter des souvenirs cachés. Ces derniers parlent de « sérum de vérité ». On essaye notamment de déterminer si iels ont des hallucinations, censées être un marqueur de folie. ^[amphet]:Parada, Carlos. « Le choc de l'amphétamine », Toucher le cerveau, changer l'esprit. sous la direction de Parada Carlos. Presses Universitaires de France, 2016, pp. 125-131. L'absence totale de confiance et de coopération entre patient·e et thérapeute est frappante dans l'ensemble de ces procédés. Même dans la psychanalyse, on cherche à garder une distance avec les patient·es pour ne pas perturber le processus de transfert^[transfert]. Le patient n'est pas supposé digne de confiance, et il s'agit d'extraire les vérités cachées sans coopération horizontale. ^[transfert]: Cf Freud, sur « l'amour de transfert » que l'on saura apprécier : « Dans bien des cas, poursuit-il, et principalement chez les femmes, et lorsqu’il s’agit d’expliquer des associations de pensées érotiques, la collaboration des patients devient un sacrifice personnel qu’il faut compenser par quelques succédanés d’amour. Les efforts du médecin, son attitude de bienveillante patience doivent constituer des succédanés suffisants. » : https://fr.wikipedia.org/wiki/Transfert_(psychanalyse)
C'est dans ce contexte de soin froid, méfiant et vertical que le LSD fait son apparition.
Le LSD comme substance pharmacologique
Le LSD est synthétisé pour la première fois en 1938 dans les laboratoires Sandoz. L'histoire de sa synthèse est célèbre. Albert Hofmann étudie alors des dérivés de l'ergot de seigle, un champignon parasite, dans l'espoir de synthétiser un stimulant du système respiratoire. C'est un échec, mais il revient sur ses expériences en 1943. Il absorbe alors accidentellement une très faible dose de LSD et constate des effets inattendus sur l'imagination et la vision. Deux jours plus tard, curieux et décidé à investiguer, il ingère 250 microgrammes, soit une quantité miniscule, par principe de précaution. Mais le LSD est actif à seulement 20 microgrammes, ce qui est assez extraordinaire : la majorité des médicaments est plutôt dosé à partir du milligrame. 250 miligrammes, c'est une sacrée dose, de quoi voir du pays. Hofmann sera la première personne à vivre une intense expérience psychédélique sous LSD. Ses sens et sa cognition sont puissament altérés et il pense mourir. Il appelle un docteur qui le rassure sur ses signes vitaux. Il raconte alors :
Petit à petit, j'ai commencé à apprécier les couleurs et le jeu des ombres sans précédents qui persistait derrière mes yeux clos. Des images fantastatiques, kaléidoscopiques surgissaient, bigarrées, mouvantes, s'ouvrant et se fermant en cercles et en spirales, explosant en fontaines colorées, s'arrangeant et s'hybridant en un flux constant [...] chaque son, comme une poignée de porte ou une voiture qui passe [...] générait une image très dynamique [...] le lendemain, ma tête était claire et une sensation de bien-être et de seconde naissance me traversait [...] le monde semblait être tout juste créé.^[bycicle] ^[bycicle]: Traduction personnelle de l'anglais — « LSD, my problem child », Albert Hoffman.
Vous l'aurez compris, le LSD provoque un changement très important dans les sens, mais aussi au niveau de l'esprit : la logique fonctionne différemment, le concept de « soi » peut avoir un sens très différent, etc^[effects]. ^[effects]: Il est impossible de décrire les effets du LSD sans l'avoir expérimenté : ce serait un peu comme tenter de décrire une couleur à quelqu'un qui n'a jamais vu. Mais on peut néanmoins consulter cette liste assez complète expliquant au mieux les effets subjectifs du LSD : https://psychonautwiki.org/wiki/LSD#Subjective_effects
Un brevet est alors déposé et le fils du patron de Sandoz, psychiatre, qui est le premier à tester le LSD sur des patient·es. L'idée peut sembler saugrenue, mais on imagine alors que le LSD est un psychotomimétique, c'est-à-dire capable de produire une psychose temporaire. On fait l'hypothèse que le LSD permet de créer des états semblables à ceux créés par la schizophrénie. L'espoir est grand : si cette hypothèse est vraie et qu'on trouve un antidote au LSD, alors cet antidote devrait fonctionner pour les psychoses en général. C'est notamment dans ce cadre que Sandoz l'envoie à des psychiatres du monde entier dès 1947.
L'hypothèse psychotomimétique est peu à peu abandonnée, mais en France, on se borne à pathologiser le LSD et on invente alors le terme psychodysleptique, littéralement un perturbateur du fonctionnement psychique. Le mot psychédélique reste absent, car à connotation trop positive et semblant indiquer un possible effet thérapeutique.
L'essentiel des expérimentations en France se concentre donc sur la modification du comportement humain en induisant une psychose temporaire, et surtout pas de l'expérience du LSD comme outil thérapeutique. Ainsi, il est expérimenté dans le traitement des addictions à l'alcool et comme instrument de manipulation mentale.
En France, dans la lignée de la narcoanalyse, Delay invente l'oniroanalyse : l'exploration de l'inconscient par des psychodysleptiques. Avec le LSD, il constate alors une « extériorisation rapide de situations affectives, de complexes, de souvenirs anciens, auparavant tus, dissimulés ou méconnus ». Bien que s'inscrivant toujours dans l'idée de soutirer des informations au patient, l'utilité du LSD comme accélérateur de psychothérapie commence à être envisagée.
Pire encore, le LSD est expérimenté pour tenter de convertir de force des personnes homosexuelles . En France, des mineurs sont soumis à des très fortes doses de LSD par Roland Lanter, sans leur consentement — obligatoire en France seulement depuis 2002^[consentement] — dans le cadre d'une « thérapie de dégoût ». L'idée est de provoquer un choc si fort qu'il fragmenterait leur égo pour mieux le refaçonner. En l'occurence, il s'agit de les dégoûter de leur comportement perçu comme déviant, et donc pathologique. ^[consentement]: CARDIN Hélène, « La loi du 4 mars 2002 dite “loi Kouchner” », Les Tribunes de la santé, 2014/1 (n° 42), p. 27-33. DOI : 10.3917/seve.042.0027. URL : https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2014-1-page-27.htm
Dans la lignée des thérapies de choc, Jean Weil, l'interne de Lanter, ira même jusqu'à défendre une « cure par l'angoisse », qualifiée de « très traumatisante », de laquelle sont pourtant rapportés des résultats encourageant pour le soigner l'alcoolisme.
Le point commun entre toutes ces études, outre la violence imposée aux patient·es, c'est l'étude du LSD comme substance pharmacologique banale, c'est-à-dire sans préparation des patient·es. Or, l'expérience du LSD est si intense qu'elle bouleverse les sujets et peut produire un état de grande angoisse sans accompagnement adéquat — le même état qu'Albert Hoffman a ressenti en premier lieu. D'autant plus quand c'est le but recherché.
Les résultats avec l'approche traditionnelle sont donc mitigés. Le « ratio bénéfice-risque », comme on dirait aujourd'hui, semble mauvais.
Pourtant, ailleurs dans le monde, le son de cloche est différent. Aux États-Unis, on lui découvre des propriétés antalgiques et on l'utilise en soins palliatifs avec de très bons résultats : la douleur des patient·es est diminuée, mais fait encore plus étonnant, leur rapport à la mort change et devient moins anxieux. Cette étrangeté pousse des chercheur·ses d'autres nationalités à creuser. Et iels trouveront des applications bien plus spectaculaires au LSD.
En revanche, jusqu'au bout, la France aura fait figure d'exception en refusant de s'extraire de son cadre violent.
LSD et care : le « set and settings »
Pour comprendre pourquoi d'autres approches du LSD ont émergé, il faut parler d'auto-expérimentation.
La notice d'utilisation du Delysid — le nom donné au LSD envoyé par Sandoz aux chercheurs — encourage son auto-administration. L'expérience est en effet réputée ineffable : il n'existe pas de mots adéquats pour en parler. À cette époque, il est attendu et normal pour les scientifiques d'essayer les produits qu'iels administrent : il s'agit de la seule manière d'arriver à une compréhension fine d'une part, et de développer une empathie pour l'expérience des patient·es d'autre part.
C'est ainsi que Sidney Cohen, psychiatre américain et futur directeur du National Institute of Mental Health, essaye le LSD. Ayant parcouru la littérature scientifique existante, il s'attend à ressentir une grand angoisse et un délire désorienté. Pourtant, il décrit :
Les problèmes et les efforts, les inquiétudes et les frustrations de la vie quotidienne disparaissaient ; à leur place se trouvait une quiétude intérieure majestueuse, ensoleillée et paradisiaque... Il me semblait être enfin arrivé à la contemplation de la vérité éternelle.
Son cas est loin d'être isolé et d'autres médecins font une toute autre expérience que l'angoisse attendue. Pour élucider ce mystère, si ce n'est pas la substance, il faut chercher du côté du contexte. En effet, ces médecins expérimentent le LSD dans un cadre rassurant, calme, consenti. Ils et elles comprennent alors l'importance cruciale de l'état d'esprit (mindset) et de l'environnement (settings) dans le déroulement de l'expérience. Aujourd'hui, on sait expliquer pourquoi le LSD rend si perceptif et sensible à ces paramètres ; à l'époque on en fait simplement l'observation. Le LSD est diamétralement opposé aux neuroleptiques, qui rendent apathique et indifférent. On peut tout à fait administrer un neuroleptique à dix patient·es et s'en aller : l'intervention du psychiatre n'est pas nécessaire.
Le LSD, ce n'est pas la même limonade, et c'est alors qu'on commence à envisager une autre voie : rajouter du care (prendre soin) autour du LSD.
L'attention au bien-être psychologique et au bien-être physiologique (décoration, musique, calme, présence rassurante et soutenance...) est ainsi nommée set and settings, une expression qui perdure aujourd'hui dans les communautés d'usager·es. Le set and settings implique une individualisation forte et une alliance thérapeutique entre patient et thérapeute, à travers des discussions en amont et en aval, visant à négocier les buts recherchés et à intégrer les expériences sous substance.
Beaucoup de ces thérapeutes soient des femmes, ce qui est pourtant rare dans les années 50. Vue la division sexuée du travail (médecins hommes distants, femmes infirmières maternantes), ce n'est pas très étonnant^[women_ss]. ^[women_ss]: Zoë Dubus, Women’s Historical Influence on “Set and Setting”. URL : https://chacruna.net/women-and-history-of-set-and-setting/. Cette remarque dépasse le cadre de ce billet, mais le care est en effet historiquement, et encore aujourd'hui, très genré. Les gender studies ont mis ce phénomène en lumière depuis des dizaines d'années. Les explications sont multiples, mais une constante est que les femmes sont socialisées (à l'école, en famille, par les oeuvres culturelles, les lois autour de la natalité...) pour accorder de l'importance aux émotions, à l'écoute des autres, à l'intimité, etc. Les hommes sont en revanche encouragés à masquer leurs émotions, à jouer la compétition, à briller publiquement. Cette différence a longtemps été perçue comme étant « naturellement féminine ». Lire par exemple « Marilyn Poole, Dallas Isaacs, Caring: A gendered concept, Women's Studies International Forum, Volume 20, Issue 4, 1997, Pages 529-536, ISSN 0277-5395, https://doi.org/10.1016/S0277-5395(97)00041-1 ».
L'exemple le plus frappant est celui de Joyce Martin, psychiatre et psychanalyste anglaise, qui développe la thérapie fusionnelle. Réservée aux patient·es montrant de graves carences affectives, Martin leur administre de fortes doses de LSD, se couche avec elleux dans un lit, les prend dans ses bras et leur offre du lait chaud. L'idée, vous l'aurez compris, est de recréer une expérience de la maternité. La thérapie de Martin est surprenamment bien accueillie par la communauté scientifique : des médecins du monde entier viennent dans son service pour se mettre à la place des patient·es et s'en inspirent pour leurs propres pratiques, les déculpabilisant du même coup du rapport tactile parfois entretenu avec leurs patient·es.
En effet, le LSD produit généralement un besoin de contact et de bienveillance. Le point commun entre toutes les pratiques de la psychiatrie traditionnelle évoquées au paragraphe précédent, c'est l'absence de soin porté à l'état du patient, laissé souvent seul, pétri d'angoisse, en pleine lumière et au coeur des allées et venues dans les chambres d'hôpital. Delay, toujours lui, interprète les demande de contact des patient·es cherchant à être rassuré·es comme des « pantomimes érotiques » ou comme la manifestation de « névroses d'abandon ». Henry Ey, un autre neuropsychiatre français, expérimente les thérapies de choc avec le LSD à Saint-Anne sur 75 femmes. Certaines hurlent et se jettent par terre, demandent à mourir, vomissent, supplient qu'on épargne leurs proches de cette expérience et se terrent dans le mutisme. Elles sont attachées lorsque trop agitées.
Le set and settings est donc une pratique de rupture : le toucher est totalement tabou en psychiatrie et certains psychiatres refusent même de serrer la main des patient·es pour ne pas nuire au processus de transfert. Deux thérapies intégrant le set and settings sont développées. D'une part, la thérapie psycholytique, plutôt pratiquée en Europe, consiste en l'administration de faibles doses de LSD pendant les séances de psychothérapie, et visent à approfondir et accélérer le processus en permettant au patient d'accéder à plus de son matériel psychique. D'autre part, la thérapie psychédélique, plutôt pratiquée aux États-Unis, consiste en l'administration d'une ou quelques fortes doses de LSD dans le but de créer une expérience « si profonde et impressionnante que l'expérience de vie dans les mois et les années à venir devient un processus de croissance continue ».
C'est sans aucune surprise que les résultats obtenus dans les expériences avec set and settings sont remarquables.
Et c'est ici que nous arrivons au point crucial de notre histoire : le LSD avec set and settings produit des résultats spectaculaires, en peu de temps, et sans danger. Pourquoi diable alors les expérimentations ont-elles été stoppées, le LSD interdit et ses usager·es stigmatisé·es, encore aujourd'hui ?
« Set and settings » : une pilule difficile à avaler
Une première raison de l'abandon du LSD en médecine est à chercher du côté des expérimentations elles-mêmes.
On l'a vu, les résultats obtenus avec set and settings sont bien plus spectaculaires que les autres. Or, et tout particulièrement en France, la recherche refuse d'adopter ces nouveaux protocoles. Le refus d'utiliser le mot « psychédélique » pour parler du LSD peut sembler anecdotique, mais est symptomatique. Terme inventé par le psychiatre anglais Humphry Osmond, il signifie littéralement « révélateur de l'âme ». La psychiatrie française s'en tiendra jusqu'au bout à l'interprétation psychodysleptique du LSD. Seul Henry Ey l'utilisera pour qualifier l'expérience des « toxicomanes », supposée amplifiée par leur « désir sexuel plus ou moins sublimé », dans une délicieuse tradition psychanalytique^[sublimation] ^[sublimation]:« La sublimation est un processus complexe par lequel la pulsion dévie de son but sexuel immédiat pour se mettre à la disposition d'activités culturelles socialement valorisées » — https://fr.wikipedia.org/wiki/Sublimation_(psychanalyse).
C'est cette même tradition qui se refuse à établir une relation horizontale, nécessaire au set and settings, entre thérapeutes et patient·es. Dans cette configuration, les ressentis des patient·es doivent être pris en compte sans défiance et avec bienveillance ; à l'inverse, la tradition psychanalytique suppose l'expertise du thérapeute, le primat de son interprétation et l'ignorance des patient·es. Ainsi, bien que les médecins français aient eu connaissance de l'efficacité du set and settings^[ss_efficiency], quasiment aucune étude n'a lieu en France avec ces protocoles. On l'a vu, le fait que les médecins soient des hommes est une cause majeure de la méfiance vis-à-vis du care, relégué aux tâches subalternes des infirmières. ^[ss_efficiency]:On sait que les travaux, notamment anglo-saxons, sont connus des psychiatres français car ils sont directement cités dans leurs publications scientifiques.
L'anecdote de la « cure d'angoisse » promue par Jean Weil rend aussi visible la croyance qu'il faut souffrir pour guérir. Cette rhétorique de l'épreuve à traverser par la force de la volonté et malgré les difficultés a elle aussi des relents masculinistes. Mon interprétation à deux balles est la suivante : prendre soin des gens et adopter une posture bienveillante met le thérapeute face à ses propres vulnérabilités : il a peur qu'on abuse de lui, qu'on fasse semblant, ou pire encore, que l'on touche à ses émotions. Alors, ils préfèrent se méfier et utiliser des méthodes douloureuses et pénibles. Ainsi, on est sûr de faire le tri entre les « vrais malades qui méritent de guérir » et les « faux malades assistés qui profitent du système »^[secu]. ^[secu]: On remarquera que c'est cette même rhétorique qui est à l'oeuvre en ce qui concerne l'ensemble des acquis sociaux : chômage, sécurité sociale, retraites, droit du travail, etc. Dès lors qu'une seule personne pourrait abuser du système, on préfère le détruire en privant les personnes qui en ont besoin. L'idée d'abus semble insupportable à une partie de la population, surtout quand il s'agit des pauvres.
Mais cette tradition est une exception française. Ailleurs, les études avec set and settings sont légion. Alors, quoi ?
C'est l'évolution de la méthode scientifique qui va mettre à mal les études psychédéliques. Il ne faut pas y voir une malveillance ou un complot du lobby pharmaceutique ou des conservateurs. Dans les années soixante, certains médicaments créent des scandales sanitaires majeurs. Aux États-Unis, la thalidomide, un médicament sédatif et anti-nauséeux, crée de graves malformations chez les nourrissons. En France, le Stalinon, un médicament contre les infections à staphylocoques, crée de grave séquelles neurologiques. Les États doivent réagir et légifèrent pour sécuriser le système de santé. Pour qu'un médicament soit mis sur le marché, les laboratoires doivent prouver l'efficacité et la sûreté des médicaments.
Et apporter de telles preuves n'est pas une mince affaire. Cette double exigence s'incarne, aux États-Unis, par l'obligation de réaliser des essais cliniques randomisés en double aveugle^[rct]. Encore aujourd'hui considéré comme le gold standard en science, l'idée est ici de prouver qu'une substance pharmacologique a en elle-même une bonne balance bénéfices/risques, c'est-à-dire en excluant le plus possible de facteurs extérieurs. Dans un essai de ce type, deux groupes sont constitués aléatoirement : un groupe recevra un placebo et l'autre recevra la substance. Ni les participant·es ni les expérimentateur·ices ne sont au courant de la répartition, d'où le double aveugle. Ainsi, en comparant les effets rapportés par les deux groupes, on pourra différencier ce qui relève des effets placebo ou nocebo (c'est-à-dire les effets positifs ou négatifs qui apparaissent sans principe actif) des effets imputables à la molécule. L'aveuglement de l'expérimentateur·ice permet d'éviter toute influence, consciente ou non. ^[rct]: https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tude_randomis%C3%A9e_en_double_aveugle
Cette description à la hâche devrait tout de même permettre de comprendre le problème avec le LSD dans une configuration set and settings. D'une part, le LSD produit des effets si caractéristiques qu'il est difficile de trouver un placebo un minimum crédible, que ce soit pour les patient·es ou pour le thérapeute. D'autre part, on a vu que le LSD a des effets moins intéressants en tant qu'agent pharmacologique qu'en tant qu'adjuvant à une psychothérapie, ou a minima avec des phases de préparation, d'accompagnement et d'intégration de l'expérience. Or les essais randomisés en double aveugle ont précisément pour principe d'éliminer tout facteur extérieur. Les études psychédéliques sont ainsi petit à petit plongées dans la marginalité, d'autant qu'aucun protocole de set and settings n'a été formulé dans les études, chacun·e faisant à sa sauce.
Enfin, il faut noter le coût considérable que représente une séance de LSD avec set and settings par rapport à, au hasard, une prescription de neuroleptiques pour les psychoses, d'anxiolytiques pour l'anxiété ou de morphiniques pour la douleur. Traditionnallement, le set and settings recquiert :
- Une chambre individuelle, calme et décorée, disponible pour une journée entière ;
- La mobilisation constante d'au moins deux personnes formées au soin, empathiques et disposant de connaissance sur les effets des psychédéliques ;
- L'ajout d'une phase d'entretiens avec le patient afin de connaître son histoire et de créer un lien de confiance ;
- Une phase d'intégration après l'expérience.
À l'inverse, les neuroleptiques, anxiolytiques ou morphiniques produisent un état de détachement (suppression de la douleur, des émotions...), qui ne nécessite pas la présence d'un·e thérapeute et peuvent ainsi être massivement administrés à faible coût.
À titre personnel, je trouve ces considérations très court-termistes : certes, le set and settings coûte cher sur le moment, mais il est vraisemblable que le coût des neuroleptique et consorts soit supérieur au long court. Prenons l'exemple des anxiolytiques : ces molécules suppriment l'anxiété pour une durée déterminée sans agir sur la cause, tout comme les morphiniques rendent la douleur supportable sans réparer une jambe cassée. L'anxiété revient irrémédiablement, et même plus forte, créant une addiction. Le corps s'habitue à la présence de ces molécules et se désensibilise : c'est l'accoutumance. Passées quelques semaines d'utilisation, la dépendance à ces produits est déjà extrêmement élevée. Après plusieurs mois, leur arrêt peut provoquer un syndrome de sevrage grave^[benzo] et leur utilisation à long terme est nocive, parfois de manière irrémédiable, pour les fonctions cognitives. À long terme, les coûts du traitement sont très élevés, sans parler des coûts indirects liés aux sevrages. Une thérapie psychédélique ne nécessite qu'une à trois séances et utilise des substances qui ne produisent pas ni dépendance physique ni dépendance psychologique, notamment au sens où ils ne suppriment pas les sensations désagréables mais permettent de les regarder d'un angle différent. Une évaluation des coûts, indépendamment de l'efficacité comparée des deux méthodes, serait intéressante. Cette obsession du court-terme est de toute manière généralisée dans les politiques publiques malgré des coûts (humains, environnementaux, financiers, etc.) dramatiques à long terme, alors ça ne m'étonne pas beaucoup. ^[benzo]: La plupart des anxiolytiques prescrits aujourd'hui sont de la classe de benzodiazépines. Le syndrome de sevrage aux benzodiazépines est « caractérisé par des perturbations du sommeil, une irritabilité, une tension physique accrue ainsi que de l'anxiété, des attaques de panique, des tremblements, des sueurs, des difficultés de concentration, de la confusion et des troubles cognitifs, des problèmes de mémoire, des haut-le-cœur et des nausées, de la perte de poids, des palpitations, des maux de têtes et douleurs musculaires parfois accompagnées de raideurs, des changements dans la perception pouvant inclure des hallucinations, des manifestations psychotiques1 ainsi que des crises épileptiques. Enfin, on observe un risque accru de suicide [...] la phase aiguë du sevrage dure généralement aux alentours de deux mois, bien que les symptômes de sevrage, même à faible dose, puissent persister pendant six à douze mois, s'améliorant progressivement au cours de cette période. Cependant, des symptômes de sevrage notables peuvent persister pendant des années, bien qu'ils diminuent progressivement. » Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Syndrome_de_sevrage_aux_benzodiazépines.
Ôtez ces hippies que je ne saurais voir : panique morale généralisée
Le terme de « panique morale » a été forgé par Stanley Cohen, un sociologue américain. Il désigne une réaction collective disproportionnée à des pratiques culturelles ou personnelles en général minoritaires, considérées comme « déviantes » ou néfastes pour la société, pouvant aboutir à un renforcement du contrôle social.
Vous voyez probablement ce que c'est. En France, on a récemment vécu une panique morale avec la légalisation du mariage homosexuel et la question des droits LGBT+. La Manif pour tous, renommée depuis Syndicat de la famille, s'est illustrée par un intense lobbying médiatique jouant sur la peur de la déstructuration de la société. C'est très rapidement que s'est imposée l'expression « théorie du genre » dans les milieux conservateurs pour désigner une propagande imaginaire qui serait enseignée dans les écoles. Si dans ses documents officiels, la Manif pour tous reste relativement prudente sur les accusations^[manif_pour_tous], on a pu entendre des accusations graves, y compris depuis des comptes officiels. L'addiction au porno serait instillée dès l'école par l'Éducation nationale, les changements de sexe y seraient encouragés, etc. Ces affirmations sont reprises et amplifiées en boucle, en particulier dans les sphères proche de l'extrême droite. ^[manif_pour_tous]: On pourra lire ce document qui prend un ton plutôt intellectuel et joue la perspective historique pour faire une critique réactionnaire de la notion de genre.
Mais c'est une « petite » panique morale comparée à celle provoquée par le LSD en France, qui coche toutes les cases : unilatérale, massive, obscurantiste et rapide^[panique_morale_us]. ^[panique_morale_us]: Contrairement aux États-Unis où la mobilisation du concept de panique morale pour expliquer la marginalisation du LSD a été critiquée (voir par exemple « Cornwell, B., & Linders, A. (2002). The myth of "moral panic": An alternative account of LSD prohibition. Deviant Behavior, 23(4), 307–330. https://doi.org/10.1080/01639620290086404 »), Zoë Dubus a montré qu'il était adéquat pour la situation française. Il est donc intéressant de prendre le cas d'étude français et d'imaginer qu'une partie peut être transposée à l'étranger.
Cette panique prend ses sources aux États-Unis, où la presse étasunienne a déjà opéré un changement de discours autour du LSD dans les années 60. C'est d'ailleurs l'héritage de ce discours qui reste aujourd'hui dans l'inconscient collectif. Quelles images vous viennent spontanément lorsque vous pensez au LSD ? Pour la majorité d'entre vous, c'est vraisemblablement les hippies et des groupes emblématiques comme Pink Floyd ou les Beatles. On imagine sans efforts les orgies sur les plages californiennes, les exilés de la ville partis construire des dômes géodésiques, les délires new-age de prophètes auto-proclamés sillonnant l'Amérique, des cercles de méditation transcendantale ou bien sûr Woodstock, où des millions d'humains se défoncent à l'acide au son des synthés psychédéliques. Cette popularisation du LSD dans les milieux contre-culturels américains, et l'imaginaire largement exagéré qui l'accompagne, a oblitéré son origine universitaire. Il s'est en quelque sorte « échappé des labos ».
Or, la contre-culture représente une menace directe contre l'ordre établi : elle défend notamment une position anti-guerre, anti-autoritaire et anti-bureaucratique^[turner]. Un mobile, des coupables ; le LSD est l'arme du crime idéale. Le pitch, c'est que les jeunes se rebellent non parce qu'ils ont une bonne raison de le faire, mais parce que le LSD les rend fous. On peut ainsi lire que les les hôpitaux californiens sont remplis de jeunes en décompensation psychotique, que les cas de suicide se multiplient et le LSD encourage les viols. ^[turner]: Fred Turner a cependant très bien montré dans son livre « Aux sources de l'utopie numérique » que ce qu'on appelle la contre-culture, conglomérat d'intellectuels, de ceux-qui-retournent-à-la-terre, d'artistes et de scientifiques était en fait relativement peu politisée. Leur idéal est centré autour de l'individu et de son épanouissement, qui devait aboutir à la pacification de la société toute entière, en vertu des principes cybernétiques (les parties sont à l'image du tout et s'entre-influencent). La contre-culture a fini par se fondre dans le libéralisme et le capitalisme ; elle en dépendait dès le départ en ce qui concerne le rapport aux technologies de pointe comme les ordinateurs. Mais ça, c'est une autre histoire.
Retour en France. En avril 1966, Claudine Escoffier-Lambiotte, cheffe de la rubrique médicale du Monde et triple docteure en médecine, publie une série d'articles intitulés « Les poisons de l'esprit », malheureusement introuvables dans les archives publiques. Elle reprend les thèmes sensationnalistes des journaux américains avec un petit relan xénophobe : les beatniks américains auraient commencé à envahir et corrompre la France.
Dans ces articles, le LSD est décrit comme « la drogue la plus dangereuse », provoquant une « désintégration psychique », une « profonde tristesse », des « visions terrifiantes ». Il est, d'après cette figure d'autorité, la « forme la plus avilissante et mensongère de la servitude humaine ». Escoffier-Lambiotte sonne l'alarme concernant les hospitalisations croissantes en France après une prise de LSD, nécessitant des mois de traitement pour un retour à la normale. Elle rapporte le cas des « loques humaines délirant sans trêve et depuis des semaines sur les lits de l'Hôpital américain ».
Pourtant, elle a menti. Elle avouera n'avoir jamais vu un seul de ces cas et avoir repris des informations de seconde main. Mais son autorité scientifique est incontestée et la mayonnaise prend : c'est maintenant toute la presse qui reprend les mots des « poisons de l'esprit », jouant toujours plus sur le sensationnalisme. Ce coup-ci, le LSD provoque carrément « la folie durant 30 à 48 heures, parfois plus », et ainsi de suite. Pour les journalistes, il est très difficile de s'opposer au discours dominant tant les sources alternatives sont peu médiatisées et tant la panique morale a pris. Remettre en question le péril mortel que constitue le LSD, c'est risquer l'image du journal.
Si quelques scientifiques élèvent la voix, elle reste cantonnée à des colloques de spécialistes. Ni la presse ni les politiques ne relaient les études : il ne s'agit plus de chercher la vérité mais de chasser le bouc émissaire.
Cette panique morale, qui intervient dans un contexte déjà défavorable au LSD, va précipiter sa chute.
Tirer sur l'ambulance : la fin du LSD
Jusque ici, on a vu trois grands axes mettant à mal l'utilisation du LSD en médecine :
- L'évolution de la méthode scientifique, rendant difficile de tester le set and settings ;
- Une vision verticale et non-coopérative de la psychiatrie, notamment en France, refusant de tester le set and settings ;
- Une panique morale mettant tous les maux de la société sur le dos du LSD.
Ce joli cocktail va progressivement, et très insidieusement, se transformer en prophétie autoréalisatrice, c'est-à-dire une définition fausse d'une situation qui provoque un comportement qui rend cette définition vraie. Au hasard, mettons que vous soyez prof de maths et que vous pensez que les filles sont nulles en maths. Vous les encouragez moins, vous y prettez moins attention. À la fin de l'année, en moyenne, elles ont de moins bons résultats : vous voilà confortés dans votre croyance. Voyons comment pour le LSD.
D'abord, les patient·es sont de plus en plus réticent·es à participer aux études, par peur d'être frappé·es de folie. L'état provoqué par le LSD rendant très sensible aux suggestions, ces peurs provoquent en elles-mêmes des séances angoissantes. Dans un contexte où le set and settings est dénigré, ces séances ont encore plus de chance d'être traumatisantes.
Dans ce contexte, le corps médical est de plus en plus frileux à l'idée d'expérimenter avec le LSD. En plus des éléments déjà évoqués, la peur de dérives sectaires s'installent car certains scientifiques adoptent des termes issus de la philosophie orientale pour parler de l'expérience du LSD, ne disposant pas de concept psychologiques occidentaux pour les décrire convenablement. On y trouve par exemple « l'expansion de la conscience » et les « expériences cosmiques ». Certains pensent que ces études visent en secret à créer une « nouvelle religion psychédélique ». Dans ce contexte, le set and settings ne serait pas un protocole efficace mais une « intense préparation suggestive », faussant les résultats. Le vent tourne clairement de nombreux scientifiques repentis prennent leurs distances avec ce qu'ils considèrent comme des « erreurs de jeunesse ».
Les irréductibles défenseurs du LSD sont non seulement moins nombreux mais mécaniquement plus radicaux : ainsi de Timothy Leary, psychologue renvoyé d'Harvard et figure de proue de la défense d'une consommation très libérale de LSD. Figure médiatique, Leary met en avant son parcours universitaire dans ses interventions teintées de mysticisme. Plus tard, il se rapprochera de mouvements occultes^[leary]. La mise en avant de personnalités sulfureuse à l'image de Leary accélère le processus de décrédibilisation des scientifiques travaillant sur le LSD. ^[leary]: « Aleister Crowley [...] cet occultiste à la réputation sulfureuse, qui officia dans la première moitié du XXe siècle, était connu pour ses expérimentations intégrant le sexe et la drogue ; à ce titre il ne pouvait que fasciner Leary. Mais cela va plus loin : Crowley voyait la magie comme une expression de l’individualité profonde (la «Vraie Volonté» dans son jargon théologique) et Leary voyait en lui l’exemple même du « mutant neurologique », capable de définir sa propre réalité et créer sa propre religion. À noter que Timothy Leary (en compagnie de l’écrivain beat William Burroughs) fut nommé à la fin de sa vie membre honoraire des Illuminates of Thanateros, l’un des groupes les plus importants de magiciens du chaos. » — Sussan, R. (2016). Le futurisme magique. A contrario, 22, 69-81. https://doi.org/10.3917/aco.161.0069
Face aux critiques de plus en plus vigoureuses, Sandoz, qui fournit le LSD aux scientifique, craint pour son image et restreint fortement son utilisation dès la fin des années 50. Les envois sont de plus en plus restrictifs, jusqu'à l'annonce brutale de la fin de production en 1965. Les quelques chercheur·ses qui étudient encore le LSD sont alors en grand difficulté pour se fournir et font appel à des laboratoires moins professionnels, voire se tournent vers le LSD « de rue », de moins bonne qualité et parfois coupés avec des stimulants. Dans ces conditions, le risque d'effets indésirables augmente et donne du crédit aux détracteurs du LSD. C'est une pure prophétie auto-réalisatrice à laquelle les gouvernements, sous la pression de l'opinion publique, viennent porter le coup de grâce.
C'est ainsi que la France est le premier pays au monde à classer le LSD dans la liste des stupéfiants et à en interdire l'usage en 1966, quelques mois après la sortie des « poisons de l'esprit ». Le LSD devient illégal dans plusieurs états des États-Unis, avant d'être globalement interdit dès 1968. En 1971 commence la « War on drugs », une offensive massive contre les drogues menée par le président Nixon. Le LSD est alors classé au « Tableau 1 » du Controlled Substances Act. Cette classification est la plus sévère, réservée aux substances au fort potentiel addictif et sans utilité thérapeutique. Il y côtoie le cannabis et l'héroïne, à rebours complet des données scientifiques.
Le LSD a été utilisé dans le cadre du projet MKUltra^[https://en.wikipedia.org/wiki/MKUltra#LSD], un vaste programme secret de torture opéré pendant 20 ans par la CIA, visant à trouver des méthodes pour forcer les victimes à parler pendant les interrogatoires. L'arrêt des expérimentations se fait en 1964, constatant des résultats « imprévisibles » ; il est vraisemblable que le désintérêt des services de renseignement pour le LSD ait contribué à l'arrêt du soutien aux recherches légales.
La recherche autour des psychédéliques entre alors dans une traversée du désert.
Le phénix psychédélique : vers un renouveau ?
Pendant 40 ans, c'est le statu quo. Dans tous les esprits, le LSD est une drogue dure et dangereuse, auréolée de son lot de légendes urbaines. Au lycée, on m'a raconté l'histoire d'une personne qui se serait prise pour une orange et épluché la peau, et je pense que ce n'est pas la seule légende du genre. Faites le test, demandez à votre entourage ce que leur inspire le LSD.
Mais en souterrain, les savoir-faire autour du set and settings ont perduré et se sont transmis grâce à des thérapeutes underground et aux associations de réduction des risques (RDR). Le rôle de ces dernières n'est pas à prendre à la légère ; leurs bénévoles se rendent dans les événements types festivals et y tiennent des stand, informant les usager·es sur les risques des substances et sur la manière de les réduire. Leur logique est simple : les politiques répressives échouent à protéger les populations. L'exemple caricatural de la France est éloquent : alors que le ministre de l'intérieur veut durcir les sanctions contre les consommateur·ices, la France reste un des pays d'Europe qui consomme le plus de cannabis^[cannabis]. Partant du constat que la répression échoue à faire baisser la consommation, les assos de RDR misent sur la diffusion de l'information et l'accompagnement des usage·res, qui consommeront avec ou sans elles. C'est notamment via leur concours que les « bonnes pratiques » dans la consommation de psychédéliques ont survécu jusqu'à nous^[psychonauth]. ^[cannabis]: Cet apparent paradoxe est observable depuis au moins dix ans. En réaction à l'inefficacité des politiques répressives, de plus en plus de voix proposent de légaliser, ou du moins de dépénaliser le cannabis, quand bien même on ne lui reconnaîtrait pas d'utilité thérapeutique. Voir par exemple « BEN LAKHDAR Christian, KOPP Pierre-Alexandre, « Faut-il légaliser le cannabis en France ? Un bilan socio-économique », Économie & prévision, 2018/1 (n° 213), p. 19-39. DOI : 10.3917/ecop.213.0019. URL : https://www.cairn.info/revue-economie-et-prevision-2018-1-page-19.htm ». ^[psychonauth]: Si les associations de RDR officient depuis plusieurs dizaines d'années, l'information est accessible à tout·es sur le web. Erowid est un exemple emblématique créé il y a plus de vingt ans, où l'état de l'art scientifique cotoîe des retours d'expérience des usager·es (« trip reports »). On peut aussi citer PsychonautWiki, un wiki communautaire qui fournit des données parfois plus étayées que sur Wikipédia concernant les psychotropes. On y trouve aussi une classification particulièrement dense de leurs effets psychotropes, dans un effort de vulgarisation et de comparaison pour le public.
C'est grâce à la transmission et au développement clandestins du savoir que la recherche a pu reprendre, bien que les obstacles soient encore nombreux. Obstacles légaux évidemment, mais aussi culturels. Le LSD demeure illégal, et certain·es scientifiques sont convaincu·es du manque d'intérêt de la substance, quand d'autres craignent d'être stigmatisé·es. Pourtant, les études sur les LSD ont timidement repris. En 2008, un psychiatre suisse brise l'omerta en rendant compte des effets positifs du LSD pour atténuer les symptômes de maladies graves. D'autres pays recommencent alors à s'intéresser aux psychédéliques, mais l'essentiel se concentre sur la psilocybine, un des composés psychoactifs des « champignons hallucinogènes ». Si elle a été isolée et étudiée dans les années 60, elle est beaucoup moins connotée culturellement et concentre l'essentiel des recherches actuelles. Néanmoins, la suspiscion reste forte et Peter Gasser, le psychiatre suisse ayant repris les études sur le LSD, déclairait déjà vouloir éviter de « s'exposer au faux soupçon d'être un messie ou un acteur du changement socio-politique ». Dans les congrès sur les psychédéliques, on s'habille neutre, on utilise un vocabulaire très scientifique, bien loin du mysticisme : on ne veut pas laisser penser qu'on s'intéresse aux psychédéliques parce qu'on est un·e usager·e enthousiaste voulant propager le LSD « à la Leary ».
L'université Johns Hopkins a été la première à demander l'autorisation de reprendre les recherches au début des années 2000^[https://www.hopkinsmedicine.org/psychiatry/research/psychedelics-research.html]. Depuis, les recherches sur la psilocybine se sont intensifiées, et on peut noter plusieurs jalons importants de cette « renaissance psychédélique » :
- En 2008, un papier détaille une méthodologie pour étudier les psychédéliques, inspirée du set and settings. Cette méthodologie sera largement utilisée comme référence pour la suite^[methodo] ;
- En 2016, une étude randomisée en double aveugle relance l'intérêt pour les psychédélique dans le traitement de l'anxiété existentielle en soins palliatifs, faisant écho aux recherches des années 1960^[anxiety] ;
- En 2018, les États-Unis ont accordé le statut de « thérapie innovante » à Compass Pathways (retenez ce nom) dans l'utilisation de la psilocybine pour les dépressions résistantes ;
- En 2020, la Suisse légalise l'utilisation du LSD dans le cadre de l'« usage compassionnel », c'est-à-dire pour les personnes présentant une pathologie difficile et résistante aux traitements existants ;
- En 2021, les États-Unis accordent une subvention publique pour l'étude de la psilocybine dans le traitement du sevrage tabagique ;
- En 2022, l'innocuité des psychédéliques dans de bonnes conditions d'expérience fait largement consensus^[innocuity] ;
- Toujours en 2022, un essai de phase II confirme l'intérêt de la psilocybine pour les dépressions résistantes ;
- En 2023, l'association MAPS (retenez aussi ce nom) finalise la phase III d'un essai clinique portant sur l'utilisation de la MDMA pour les syndromes de stress post-traumatique. Cet essai pourrait sérieusement pencher en faveur d'une autorisation de mise sur le marché ;
- Toujours en 2023, l'Oregon est le premier état à légaliser la thérapie psychédélique assistée par psilocybine^[referendum]. ^[methodo]:Johnson M, Richards W, Griffiths R. Human hallucinogen research: guidelines for safety. J Psychopharmacol. 2008;22(6):603-620. doi:10.1177/0269881108093587 ^[anxiety]:Griffiths RR, Johnson MW, Carducci MA, Umbricht A, Richards WA, Richards BD, Cosimano MP, Klinedinst MA. Psilocybin produces substantial and sustained decreases in depression and anxiety in patients with life-threatening cancer: A randomized double-blind trial. J Psychopharmacol. 2016 Dec;30(12):1181-1197. doi: 10.1177/0269881116675513. PMID: 27909165; PMCID: PMC5367557. En France, deux études sont prévues mais peinent à démarrer. L'Académie de Médecine, institution conservatrice et « anti-drogues », ne sera vraisemblablement pas d'une grande aide pour convaincre les autorités sanitaires. ^[innocuity]:Schlag AK, Aday J, Salam I, Neill JC, Nutt DJ. Adverse effects of psychedelics: From anecdotes and misinformation to systematic science. J Psychopharmacol. 2022 Mar;36(3):258-272. doi: 10.1177/02698811211069100. ^[referendum]:Et ce par un référendum d'initiative populaire. Dingue, non ? Voir https://www.forbes.com/sites/ajherrington/2023/05/08/oregon-issues-first-psilocybin-therapy-treatment-center-license/.
Il ne s'agit pas de faire un état complet des recherches actuelles. D'autres psychédéliques, comme la DMT, la mescaline ou dans une moindre mesure la MDMA sont étudiés aujourd'hui et offrent des perspectives intéressantes. Leur point commun tient dans l'innocuité des doses administrées et dans le peu d'occurrences nécessaires, contrairement aux stratégies classiques qui s'étalent sur de longues durées, par exemple dans le cas de la dépression.
Si les recherches ont repris malgré une opinion publique méfiante, la médiation scientifique s'organise très différemment. Finis les scientifiques cantonnés à leur cercle très spécialisé et la presse alarmiste. Les universitaires s'organisent maintenant en Sociétés Psychédéliques, des associations visant à vulgariser l'état des recherches dans une approche pluri-disciplinaire. En France, la Société Psychédélique Française organise régulièrement des événements entre conférences, cercles de parole ou réduction des risques. La presse, de son côté, se montre étrangement enthousiaste vis-à-vis des perspectives thérapeutiques psychédéliques. Il est vraisemblable que le soutien institutionnel, la rigueur des études et les résultats encourageants y jouent un rôle. Une autre raison est peut-être à chercher dans l'augmentation massive des troubles de la santé mentale, alliée à un manque d'innovation flagrant des options thérapeutiques depuis les années 80^[ssri]. Ainsi, le narratif de la substance bannie qui se révèle être un précieux allié est alléchant. ^[ssri]: C'est dans les années 80 qu'ont eu lieu les dernières innovations majeures pour le traitement de la dépression, par exemple. Si des traitements spécifiques existent depuis les années 60 (dits antidépresseurs tricycliques), leurs effets secondaires étaient problématiques. On invente alors les fameux « SSRI », les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonines. Avec moins d'effets indésirables que les tricycliques, les SSRI traitent efficacement la dépression. Concrètement, ils augmentent le taux de sérotonine dans le cerveau. L'efficacité de ces médicaments semble alors valider l'hypothèse monoaminergique de la dépression, c'est-à-dire l'idée selon laquelle la dépression serait causée par un déficit de neurotransmetteurs dans le cerveau, au premier rang desquels siègerait la sérotonine. La quasi-totalité des antidépresseurs conçus dès lors jouent sur ce tableau : tenter de moduler le taux de certains neurotransmetteurs dans le cerveau pour soulager la dépression. Voir par exemple « Hirschfeld RM. History and evolution of the monoamine hypothesis of depression. J Clin Psychiatry. 2000;61 Suppl 6:4-6. ». Néanmoins, l'efficacité des SSRI et assimilités reste dramatiquement faible, de l'ordre de 40%, pour un large spectre d'effets secondaires. C'est donc sans surprise que des substances présageant un taux de réponse plus conséquent couplé à des effets secondaires minimes soit plébiscitées.
Pour autant, est-ce-que les thérapies psychédéliques sont une panacée ? Il faut rester extrêmement prudent, et pour plusieurs raisons.
D'abord, l'espoir se construit très vite en matière de santé mentale et des douleurs chroniques. Les souffrances sont majeures et insoutenables ; ainsi toute nouvelle perspective thérapeutique est accueillie avec énormément d'enthousiasme. Un article d'un supplément Nature notait justement que « people with chronic pain are particularly vulnerable to hope and hype^[https://mjm-news.today/nature/the-psychedelic-remedy-for-chronic-pain/] ». On ne peut pas attendre des psychédéliques en tant que tels qu'ils guérissent toutes les dépressions et soulagent toutes les douleurs ; les causes et mécanismes sont si multiples qu'on ne peut pas raisonnablement attendre de « solution miracle ».
Mais il y a pire, et il s'agit de ne pas être naïf. Car on peut vite se laisser berner. Moi-même, j'ai entendu parler de psychédéliques dans des communautés safe, comme outil d'introspection, d'expérimentation d'une forme de spiritualité, de réconciliation avec soi, etc. C'est tout à fait subjectifs, mais c'est dans les festivals « psychédéliques » que j'ai croisé le plus de personnes engagées et militantes, du côté de l'organisation comme du public. Mais cet idéal d'émancipation collective ne constitue malheureusement pas un sortilège d'immunité face aux oppressions omniprésentes de notre monde.
Monde de merde : néolibéralisme, capitalisme et culture du viol
C'est vrai que pour une dernière partie, c'est un triste titre. Triste, comme moi en lisant ces dizaines d'articles pour apporter un peu de nuance à mon propos, pour ne pas glorifier aveuglément les psychédéliques. Car si jusqu'alors j'ai voulu montrer que les psychédéliques ont été stigmatisés pour les mauvaises raisons, je voudrais montrer qu'ils pourraient également être récupérés par des systèmes toxiques.
Pour commencer, ériger une substance comme remède à tous les problèmes est dangereux et cache une violence potentielle. En effet, si on ne peut nier que des personnes souffrent et qu'il faut les accompagner par tous les moyens dont on dispose pour atténuer leurs souffrances, il ne faut pas non plus masquer les causes politiques et sociales qui ont favorisé l'apparition de ces troubles. La santé mentale est particulièrement mise à mal par la violence du monde du travail, l'inaction climatique, les violences sexistes et sexuelles, l'autoritarisme, etc. Miser uniquement sur les psychédéliques sans apporter de réponse systémique revient à embrasser la logique néo-libérale posant l'individu comme pleinement responsable de son état. C'est dans cette logique que des entreprises prédatrices comme Google ont récupéré la méditation pleine conscience^[meditation] et que le business du mal-nommé « développement personnel » a explosé ces dernières années^[bien_etre]. ^[bien_etre]: De nombreux·ses chercheur·ses ont décrit les effets délétères du développement personnel et de l'injonction perpétuelle faite aux individus d'être les acteur·ices de leur bonheur, ignorant tout le contexte social qui les détermine. Voir par exemple « Carl Cederström, André Spicer, Le Syndrome du bien-être, Paris, L'Échappée, coll. « Pour en finir avec », 2016, 176 p., Traduit de l'anglais par Édouard Jacquemont, ISBN : 9782373090062. » ou « Camille Teste, Politiser le bien-être, Binge Audio Editions, coll. « Sur la table », 2023, 160 p., ISBN : 2491260158 ». ^[meditation]: « La pleine conscience peut être encore plus « occidentalisée » que les exercices présents en thérapie comme on l’a vu pour la dépression, et vidée de toute accroche ou même de « conscience » éthique, au point que certains chercheurs1 la perçoivent comme un instrument du néolibéralisme (voir schéma ci-dessous) qui fait exactement l’inverse de ce qu’il vante (la pleine conscience) et s’oppose totalement à tous les aspects tels que la compassion, la compréhension de l’interdépendance, le peu d’attache aux possessions, le recul de l’ego, l’altruisme, voire aliène l’individu encore plus qu’il ne l’était avant. Cette critique prend surtout cœur dans les programmes de pleine conscience dans le monde du travail qui sont modelés ou présentés avec des visées d’augmenter la productivité, l’engagement des salariés et managers, en « supprimant » leur stress (c’est à dire en changeant l’état d’esprit des travailleurs et non en changeant les conditions de travail qui causent le stress). » — https://www.hacking-social.com/2020/04/06/comment-la-pleine-conscience-peut-elle-etre-neoliberalisee-mcmindfulness-travail-google/
Un des points d'attention majeur est l'invisibilisation du business juteux derrière les thérapies psychédéliques. Il est d'autant plus pernicieux qu'il s'arrime sur un historique contre-culturel perçu comme anticapitaliste^[turner2]. Les psychédéliques produisent des sensations d'unité, de paix, de bienveillance ; leurs promoteurs jouissent donc implicitement de cette même réputation. ^[turner2]: Comme l'a montré Fred Turner (ibid.), nombre d'icônes de la contre-culture, à l'instar de Steward Brand, n'étaient pas du tout anticapitalistes. Ils perpétuent une longue tradition libertarienne, opposés aux monopoles et à la bureaucratie.
Pourtant, en se massifiant, la médecine psychédélique prend les mêmes travers que le reste de l'industrie pharmaceutique. Le renouveau psychédélique fait baver beaucoup de financiers et d'entrepreneurs, et l'image positive du grand public masque cette réalité. Prenons un exemple : vous vous rappelez de Compass Pathways, la structure qui veut faire légaliser la psilocybine pour la dépression résistante et a reçu le soutien de l'agence fédérale des médicaments américaine (FDA) ? Quel humanisme. Dans un premier temps ONG, Compass est devenu une entreprise à but lucrative lors de l'entrée au capital de Peter Thiel, libertarien pure souche^[thiel]. Compass s'est depuis lancée, comme des dizaines d'autres, dans une course aux brevets^[brevets].
Un exemple ? Et bien, la synthèse de la psilocybine, tout simplement. On sait synthétiser la psilocybine depuis les années 50, et un étudiant de master en chimie saurait le faire. Mais Compass a mis au point une nouvelle méthode de synthèse censée respecter les standards de la santé. Ils en profitent évidemment pour breveter cette forme et faire du lobbying auprès de la FDA pour avoir un agrément. Ayant le monopole, les chercheur·ses sont obligés d'acheter la psilocybine de Compass s'iels espèrent un jour interagir avec le système de santé. Ainsi, l'institut John Hopkins, pionniers dans le renouveau psychédélique, ont dû acheter entre 7.000$ et 10.00$ par gramme de psilocybine. Compass a également déposé ce qu'on pourrait appeler un « brevet sur le set and settings »^[brevet_ss], c'est-à-dire sur une thérapie assistée à la psilocybine avec notamment une pièce chaleureuse, un système son et un canapé sur lequel les patient·es sont alongé·es. Ça peut sembler absurde, mais c'est une menace à ne pas prendre à la légère pour la recherche. Qui sait l'issue d'une bataille juridique si Compass tente de s'arroger le monopole du protocole thérapeutique, s'il venait à être légalisé ?
Enfin, délicieuse ironie pour une compagnie détenue par un « libertarien pure souche », Compass a piloté un intense lobbying auprès de chercheur·ses pour empêcher l'Oregon de légaliser la psilocybine, et de la réserver à l'utilisation médicale^[oregon]. Sous couvert de vouloir protéger le public, l'idée est évidemment de lui offir un juteux monopole sur la substance. La guerre des brevets n'en est qu'à son début, avec des milliers de brevets déjà déposés en rapport avec la psilocybine^[brevets_psilo]. ^[thiel]: Ce délicieux personnage est connu pour avoir cofondé PayPal. Il gère des fonds d'investissement spéculatifs et a fonté Palantir, une entreprise qui vend des outils d'espionnage aux gouvernements. Dans un billet de blog louant la « liberté humaine authentique », il rappelle que « the vast increase in welfare beneficiaries and the extension of the franchise to women — two constituencies that are notoriously tough for libertarians — have rendered the notion of "capitalist democracy" into an oxymoron ». Comprendre : depuis que les femmes ont le droit de vote et que les plus précaires sont aidés, impossible d'avoir une vraie « démocratie capitaliste » (car visiblement, il n'y a pas de femmes libertatiennes d'après Thiel). Pour retrouver la liberté, la vraie, il propose alors de coloniser l'espace, le « cyberespace », et les océans. Source : https://www.cato-unbound.org/2009/04/13/peter-thiel/education-libertarian/ ^[brevets]: Les brevets sont très problématiques aux États-Unis, car contrairement à la France, on peut breveter des idées. C'est ainsi que des sociétées spécialisées, appelées patent trolls, ont pour seule activité de racheter un maximum de brevets à des sociétés ou des particuliers pour coller des procès au cul de petites ou même de grosses entreprises. Et des centaines de milliers de brevets sont accordés chaque année, dont leur lot de ridicule : ainsi Apple a pu [breveter la forme de son écran (un rectangle aux coins arrondis), un particulier a reçu un brevet pour un jouet en forme de bâton, IBM a obtenu un brevet en 2017 pour un système permettant d'envoyer un mail automatique d'absence, un particulier a reçu un brevet pour, basiquement, un système de dossiers sur un ordinateur... Bref, on comprend vite comment des entreprises en viennent à lancer des procédures baillon avec accusation de contrefaçon pour espérer exploiter la loi ou régler à l'amiable avec un gros chèque. ^[brevet_ss]: « The patent application, filed in 2020, for “treatment of depression and other various disorders with psilocybin," includes claims involving rudimentary facets of psilocybin-assisted therapy like having "a room with a substantially non-clinical appearance.” Other claims found in the application: "the room comprises soft furniture,” “the room is decorated using muted colors,” “the room comprises a high-resolution sound system,” and “the room comprises a bed or a couch. » Source : https://www.vice.com/en/article/93wmxv/can-a-company-patent-the-basic-components-of-psychedelic-therapy ^[oregon]: « George Goldsmith, CEO and co-founder of Compass, recently started reaching out to several psychedelic researchers at OHSU (Oregon Health & Science University) in an attempt to drum up concern and mobilize opposition to implementing 109 [i.e., la légalisation de la psilocybine] in Oregon. Compass makes no bones about their opposition to Measure 109 and their intent to keep psilocybin therapy within the FDA medical pharma frame only. From their position statement Should psilocybin be legalized, listed first on their “Our Perspectives” page on their website, and quoting with their emphasis: “To make sure it is safe and effective in patients, psilocybin therapy needs to be approved by medical regulators, not legislators.” » Source : https://info.drbronner.com/all-one-blog/2021/03/sounding-the-alarm-on-compasss-interference-in-oregons-psilocybin-therapy-program/ ^[brevets_psilo]: Consulté en juin 2023, ce site répertorie tous les brevets connus en rapport avec la psilocybine : https://psychedelicalpha.com/data/psilocybin-patent-tracker. Vous imaginez la pression si vous voulez vous voulez accompagner une personne, si jamais la psilocybine était légalisée ? Mieux vaudra probablement payer des royalties à Compass et aux autres. Et que dire des universitaires souhaitant poursuivre les recherches ? Devront-iels bosser chez Compass ou se faire attaquer en justice ?
Ces exemples parmi tant d'autres sont une piqûre de rappel : l'industrie pharmaceutique et les biotechs sont d'abord des capitalistes prédateurs. Si leurs intérêts peuvent se parfois se confondre avec l'intérêt général, ce n'est que dans la mesure où ils auront maximisé leur capital et leur emprise. Ils n'ont jamais été et ne seront jamais des humanistes, quelle que soit la qualité de leur service de relation publiques. Ainsi, peu leur importe que les psychédéliques soient réellement efficaces, s'ils peuvent vendre des doses à plusieurs milliers d'euros. Si c'est efficace, tant mieux pour la population, mais c'est presque un effet de bord. Et justement, toute l'histoire du capitalisme nous rappelle ceci : si les conditions de vie s'améliorent parfois, ce n'est que par effet de bord.
Ainsi, il faut s'attendre à voir ces entreprises financiarisées dépenser des millions en lobbying pour faire légaliser leurs méthodes et obtenir des garanties de monopole en échange. Ce qui veut dire que d'une diabolisation des psychédéliques, on pourrait passer à l'extrême inverse et halluciner des propriétés miraculeuses. L'industrie pharmaceutique est notoirement connue pour produire des études trichant sur la taille d'effet et les indications thérapeutiques des substances qu'elle invente. Cet exemple devrait être en note de bas de page, mais je tiens à le souligner. La page Wikipédia des antidépresseurs inclut un paragraphe plutôt bien écrit sur leur efficacité. Pour avoir une autorisation de mise sur le marché, les laboratoires doivent prouver que leur molécule est supérieure au placebo. On parle ici de molécules dont les effets secondaires sont très pénibles à supporter, et dont le sevrage peut être très violent. Ces études, financées quasi-exclusivement par les laboratoires, tentent par toutes les astuces statistiques^[Voir par exemple cet article retentissant dans la prestigieuse revue Nature, co-signé par plus de 800 scientifiques, qui alerte sur la triche possible avec la notion essentiel de « statistiquement significatif », critère hégémonique utilisé pour valider une étude : https://www.nature.com/articles/d41586-019-00857-9] et méthodologiques de faire pencher la balance en leur faveur. Alors, on essaye de faire des méta-études, c'est-à-dire de croiser toutes les données dont on dispose. Et ces méta-études se contredisent constamment, certaines concluant à l'inefficacité quasi-totale des antidépresseurs, les autres leur trouvant de grandes qualités. De plus, l'injonction à publier des résultats impressionnants conduit à ne pas publier les études qui montrent simplement l'inefficacité d'un produit. Ce n'est pas une remise en cause de la méthode scientifique. C'est une conséquence catastrophique du modèle de financement de la recherche, totalement gangrénée par le privé, y compris lorsque la recherche est financée par de l'argent public^[openscience]. Mais ça, c'est aussi une autre histoire dont on pourrait parler longuement. ^[openscience]: Voir par exemple ce podcast de Picasoft : https://podcast.picasoft.net/@la_voix_est_libre/episodes/open-science-la-libre-circulation-des-connaissances. En France, la loi de programmation pour la recherche en 2021 coupe les subventions à la recherche fondamentale et force à présenter des projets "plus risqués et plus originaux", pour "rayonner" ; comprendre spectaculaires et immédiatement rentables.
En tout cas, il est certain que ces nouvelles entreprises financeront des études qui promettent monts et merveilles grâce aux psychédéliques, au détriment des personnes en souffrance.
Enfin, et c'est un éléphant dans la pièce embarrassant pour la recherche en psychédélique, les recherches ont été et sont toujours émaillées de violences psychologiques et sexuelles. C'est terriblement triste, et c'est « à cause » du set and settings. Peut-être avez-vous tiqué lorsque j'ai dit plus tôt que des personnes sous LSD demandaient souvent à être rassurées par du contact physique. Ce contact bienveillant, désintéressé, demandé et consenti est un élément normal du set and settings. Mais nous vivons dans un monde où les violences sexuelles sont dramatiquement présentes et normalisées. On parle notamment de culture du viol pour décrire l'ensemble des comportements partagés par une société qui normalisent voire banalisent et encouragent les violences sexuelles.
C'est assez tristement que j'ai réalisé que moi, ça ne m'a pas fait tiquer de prime abord. Pourtant c'est évident : une personne sous un état de conscience extrêmement modifié peut voir sa capacité à consentir altérée, d'autant plus au contact de thérapeutes aux comportements problématiques.
Les exemples ne manquent pas. Vous vous souvenez de MAPS, l'association qui a finalisé un essai clinique de phase III pour la MDMA ? Pour rappel, l'idée est de traiter des syndromes de stress post-traumatiques en permettant notamment aux patient·es d'intégrer leur traumatisme grâce aux effets entactogènes de la MDMA, c'est-à-dire qui favorisent la communication, l’introspection, les contacts sociaux, l’empathie et la sensation de pouvoir s'exprimer librement. Dans un des essais cliniques de MAPS, un couple de thérapeutes — dont un sans diplôme — a clairement abusé de sa position et a commis des violences sexuelles^[mdma_abuse]. La personne volontaire a complètement oublié le contenu de la séance. Après la séance, elle s'est sentie complètement dépendante à ses thérapeutes, sans parvenir à comprendre pourquoi. Ces derniers iront jusqu'à l'inciter à avoir des relations sexuelles lors de séances de « thérapie » assistée par MDMA sur une île privée. Constantant que son état se dégradait et ne pouvant toujours pas mettre le doigt sur ce qui n'allait pas, elle a alors enclenché une longue bataille pour obtenir les vidéos de l'essai clinique. C'est à son visionnage qu'elle a pu comprendre ce qu'il lui est arrivé. Cynisme de l'histoire, son cas a été considéré comme une réussite dans l'étude finale.
L'homme dont on parle, c'est Richard Yensen, un nom connu depuis des dizaines d'années dans le monde de la recherche sur les psychédéliques. Dans une conférence, on peut constater non sans effroi à quel point une partie des chercheurs semble en roue libre. Il y dit notamment qu'une « grande partie des thérapeutes » avaient des relations sexuelles avec leurs patientes dans les années 1980. Il raconte ensuite une anecdote où lui-même avait envie d'une relation sexuelle avec une patiente lors d'une étude, mais a été empêché par son directeur.
Et ce genre de violence n'est pas isolé^[sexual_abuse]. Et en définitive, ce n'est pas étonnant. Sans protocoles clairs et validés, et sans personnes formées et encadrées, la thérapie assistée par psychédélique ouvre la porte à tous les abus. Au même titre que la psychanalyse, le thérapeute peut se retrouver dans une situation asymétrique de domination et d'emprise. Dans le contexte actuel où les psychédéliques sont présentés comme une solution miracle, il est facile d'expliquer aux patient·es que si leurs symptômes ne s'améliorent pas, c'est parce qu'iels n'ont pas fait les choses comme il faut... et ainsi devenir au mieux des prescripteurs de morale, au pire des manipulateurs violents.
Pourtant, malgré quelques articles de presse, le sujet est quasiment absent dans la communauté scientifique^[abuse_litterature]. En cause, probablement la crainte d'être de nouveau stigmatisée après 40 ans de mort clinique. Pourtant, on parle de faits extrêmement graves loin d'être anecdotiques. Sans aller jusqu'à parler de violences systémiques, ces violences ne cesseront pas tant que la communauté scientifique ne s'en sera pas explicitement préoccupée. On parle bien d'actes qui peuvent briser des personnes. Plutôt que de mettre la poussière sous le tapis, on devrait se jurer que ça n'arrivera plus jamais et renforcer le set and settings, en proposant des protocoles autour du consentement, un contrôle systématique et des formations spécifiques pour les thérapeutes. ^[mdma_abuse]: L'histoire complète est ici, et si c'est assez pénible à lire, ça vaut le coup pour comprendre l'enjeu : https://www.thecut.com/2022/03/you-wont-feel-high-after-watching-this-video.html ^[sexual_abuse]: Il y a l'histoire d'Erica Rex : « It was tempting to imagine that therapists of the psychedelic movement were going to be cut from dramatically different cloth than that of my parents’ generation. They are not so fine after all. The cult of personality, and the penchant for victim blaming in the field, seems to be unkillable » (https://www.madinamerica.com/2022/06/psychedelic-therapy-will-not-save-us/) Il y a le témoignage de Will Hall, qu'il faut je pense vraiment lire : https://www.madinamerica.com/2021/09/ending-silence-psychedelic-therapy-abuse/. ^[abuse_litterature]: À ma connaissance, un seul article spécifique à la MDMA adresse ce problème : « McNamee S, Devenot N, Buisson M. Studying Harms Is Key to Improving Psychedelic-Assisted Therapy—Participants Call for Changes to Research Landscape. JAMA Psychiatry. 2023;80(5):411–412. doi:10.1001/jamapsychiatry.2023.0099 ».
Un dernier risque auquel il faut prêter attention, et auquel je suis particulièrement vulnérable, est une forme de « déterminisme neuronal », c'est-à-dire la tentation de trouver des bases causes neurologiques aux phénomènes psychologiques, dans une tentative de donner une cohérence au monde. J'ai plus tôt parlé des recherches qui objectivent l'activité des psychédéliques sur le cerveau, et donnent du sens aux expériences subjectives. Cependant, il faut garder en tête que le monde des neurosciences connaît une popularité très forte auprès du grand public mais aussi des scientifiques, si bien que des études ont montré que les explications de phénomènes psychologiques comprennant des éléments neuroscientifiques sans aucune pertinence était perçues comme plus convaincantes^[neuroscience]. ^[neuroscience]: Fernandez-Duque D, Evans J, Christian C, Hodges SD. Superfluous neuroscience information makes explanations of psychological phenomena more appealing. J Cogn Neurosci. 2015;27(5):926-944. doi:10.1162/jocn_a_00750
Conclusion
On l'a vu, les psychédéliques comme le LSD ont connu des périodes de grâce et de disgrâce. Leur histoire est riche et c'est ce qui en fait des objets d'étude intéressantes.
Dans ce billet, j'ai essayé de donner du sens à cette histoire. Le LSD a d'abord suscité d'énormes espoirs, mais pas toujours pour les bonnes raisons. La cocaïne, en son temps, avait aussi suscité beaucoup d'espoir thérapeutique avant d'être abandonnée. Freud en était d'ailleurs un grand consommateur. Le LSD comme thérapie de choc ou agent de conversion des personnes homosexuelles n'est clairement pas du bon côté de l'histoire. Mais des bonnes raisons, il y en a : les psychédéliques ont montré une efficacité remarquable en soins palliatifs, pour la dépression, pour l'anxiété et pour les addictions. Des expériences de transformation majeure et persistantes sont ainsi rapportées. Dans ces expériences, il ne s'agit pas que de la substances : le soin accordé aux patient·es est enfin mis au centre dans le monde anglo-saxon, comme l'incarne le set and settings.
Certains raisons de son abandon sont aussi de mauvaises raisons. L'attitude paternaliste et sexiste des psychiatres en France en est une ; la panique morale importée des États-Unis en est une autre. Dans le lot, de bonnes raisons aussi : le manque de protocoles pour assurer la sécurité du LSD et des thérapies associées, suite à l'évolution de la méthode scientifique.
In fine, la décision de l'interdire est un processus extrêmement complexe et surtout pas linéaire. Mais de ce processus est resté un imaginaire populaire extrêmement négatif, rangeant les psychédéliques dans le rang des drogues-dures-qui-font-fondre-le-cerveau-de-nos-jeunes.
Malgré cette mise au rebus, les pratiques de soin associées aux psychédéliques ont perduré, se sont développées et ont survécu en sous-marin pendant 40 ans grâce aux milieux underground. C'est dans les années 2000 que reprennent timidement les recherches. 20 ans après, c'est le « renouveau psychédélique ». On se ré-approprie les techniques de set and settings et on les formalise. On adapte les expériences à la méthode scientifique moderne. On reprend les études là où on les avait laissées et on expérimente sur d'autres troubles. Années après années, les résultats sont extrêmement encourageants et confirment le profil extrêmement sûr des psychédéliques. Peu de risques, résultats rapides, pas d'accoutumance : le contraire des molécules classiques qui tournent en boucle depuis les années 80. C'est l'emballement : le renouveau psychédélique. Les sciences sociales se penchent alors sur l'histoire des psychédéliques et offrent une nouvelle lecture.
La presse est de nouveau très enthousiaste et l'emballement dépasse les sphères spécialisées : les psychédéliques seraient un nouveau remède miraculeux pour à peu près tout. Cet enthousiasme doit être pris avec la plus grande prudence, car il y a des laboratoires et entreprises privées rapaces derrière ce nouveau marché qui s'annonce juteux, et qui dépenseront des millions en lobbying. Derrière le set and settings, il y a aussi un historique dramatique d'agressions, notamment sexuelles.
Enfin, la hype généralisée pour les neurosciences a tendance à oblitérer l'importance de la psychothérapie et de l'accompagnement dans la prise de psychédéliques. Ce que je veux dire n'est pas qu'il est impossible qu'une personne qui consommerait de la psilocybine sans psychothérapie ne peut pas expérimenter d'amélioration de ses symptômes dépressifs. Ce que je défends, c'est qu'il est vain de chercher une voie royale unique pour améliorer la santé mentale des patient·es. Chaque personne réagit différemment à différentes composantes de la thérapie assistée par psychédéliques.
Un article^[therapeutic_psych] résume admirablement le statut unique des psychédéliques en identifiant quatre effets thérapeutiques distincts. Ces effets, dépendant des personnes, peuvent s'accumuler, être présents partiellement, ou ne pas survenir du tout ; d'où la vanité de chercher une seule « bonne manière de faire ». Les auteurs proposent les classes d'effets suivantes pour les psychédéliques :
- En tant que médicaments, au sens d'agents pharmacologiques avec des effets sur les neurotransmetteurs ;
- En tant qu'outils pour faciliter les psychothérapies, avec des indications privilégiées, notamment les protocoles type set and settings et les soins palliatifs ;
- En tant qu'antalgiques, pour le traitement des migraines réfractaires et d'autres douleurs chroniques ;
- En tant que facilitateurs d'introspection et d'expériences personnelles, en particulier dans des contextes spirituels. ^[therapeutic_psych]: Majić T, Schmidt TT, Gallinat J. Peak experiences and the afterglow phenomenon: When and how do therapeutic effects of hallucinogens depend on psychedelic experiences? Journal of Psychopharmacology. 2015;29(3):241-253. doi:10.1177/0269881114568040
En guise de conclusion, je dirais ceci : si les psychédéliques sont porteurs d'un véritable espoir pour les personnes qui souffrent, essayons de garder notre esprit critique. À titre personnel, je serais très heureux si des personnes en dépression pouvaient, en une ou deux séances, guérir de manière joyeuse et durable. Je l'espère même très fort.
Alors, si ça devait arriver, merci à toutes les personnes qui veillent au grain et dénoncent les abus. Merci aux personnes qui tentent sincèrement de produire des connaissances scientifiques solides. Merci aux humains qui n'ont pas attendu les institutions pour créer de la connaissance, partager des expériences, et prendre soin les un·es des autres.