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LSD et thérapies de choc : cocorico 🐓
L'hypothèse psychotomimétique est vite abandonnée car trop en décalage avec les expériences rapportées. Mais en France, on se borne à pathologiser l'état sous LSD et Jean Delay — toujours lui — invente alors le terme psychodysleptique , littéralement « perturbateur du fonctionnement psychique ». Le mot psychédélique reste aux abonnés absents. Connoté positivement, il suggère un possible effet thérapeutique qui dérange.
{{}}Si je me concentre sur la France, c'est pour deux raisons : d'abord car son rapport singulier au LSD est une découverte récente basée sur des archives inédites étudiées par Zoë Dubus ; ensuite pour éclairer le rapport entre thérapeutes et patient·es, y compris à l'époque actuelle. En lisant la BD le chœur des femmes , qui parle notamment de violences gynécologiques, j'ai appris qu'en France on imposait des instruments et des positions douloureuses, alors qu'ailleurs existaient des alternatives tout aussi efficaces et beaucoup moins douloureuses. Est-ce lié à l'héritage de cette vision froide et méprisante des patient·es, d'une méfiance envers leur expérience vécue ?
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En France, le LSD est par exemple expérimenté pour tenter de « convertir » de force des personnes homosexuelles, alors considérées comme malades. En France, des mineurs sont soumis à des chocs au LSD par le psychiatre Roland Lanter, sans leur consentement (obligatoire seulement depuis 2002 ). Ses intentions sont claires car il parle de « thérapie de dégoût ». L'idée est de provoquer un choc si fort qu'il fragmenterait leur égo pour mieux le refaçonner. En l'occurence, il s'agit de les dégoûter de leur orientation sexuelle perçue comme déviante, et donc pathologique.
Jean Weil, l'interne de Lanter, défendra pour sa part une « cure par l'angoisse », qu'il qualifie lui-même de « très traumatisante ». Mais d'après Weil, cette violence se justifie car les résultats sont là : des cobayes alcooliques arrêtent de boire.
J'arrête ici la liste. Vous l'aurez compris, le point commun entre ces études (outre leur violence), c'est l'étude du LSD comme substance pharmacologique banale , c'est-à-dire sans implication des patient·es, sans intérêt pour l'expérience en elle-même. Pourtant, cette dernière est si intense qu'elle bouleverse les sujets et peut produire un état de grande angoisse en l'absence accompagnement adéquat — le même état qu'Albert Hofmann a ressenti lors de son premier trip.
Le seul intérêt pour l'expérience en elle-même provient de Delay, toujours là pour tenter d'extorquer des informations. Dans la lignée de la narco-analyse, il invente l'oniro-analyse , c'est-à-dire l'exploration de l'inconscient par des psychodysleptiques. Avec le LSD, il constate une « extériorisation rapide de situations affectives, de complexes, de souvenirs anciens, auparavant tus, dissimulés ou méconnus ». L'utilité du LSD comme expérience accélératrice de psychothérapie est frileusement envisagée.
Mais au final, les résultats avec cette approche sont mitigés. La « balance bénéfice-risque », comme on dirait aujourd'hui, semble mauvaise.
Pourtant, ailleurs dans le monde, le son de cloche est différent. Aux États-Unis, on lui découvre des propriétés antalgiques et on l'utilise en soins palliatifs avec de très bons résultats : la douleur des patient·es est diminuée, mais fait encore plus étonnant, leur rapport à la mort change s'apaise. Cette étrangeté pousse des chercheur·ses du monde entier à creuser.
LSD et care : le « set and settings »
Pour comprendre comment d'autres approches ont émergé, il faut se rappeler que l'auto-expérimentation est une pratique courante à l'époque. On a vu plus haut que Sandoz encourage les psychiatres à tester le Delysid, seule manière de savoir de quoi il en retourne.
C'est ainsi que Sidney Cohen, psychiatre américain et futur directeur du National Institute of Mental Health, essaye le LSD. Ayant parcouru la littérature scientifique existante, il s'attend à ressentir une grand angoisse et un délire désorienté. Pourtant, il écrit :
Les problèmes et les efforts, les inquiétudes et les frustrations de la vie quotidienne disparaissaient ; à leur place se trouvait une quiétude intérieure majestueuse, ensoleillée et paradisiaque… Il me semblait être enfin arrivé à la contemplation de la vérité éternelle.
Son cas est loin d'être isolé et d'autres médecins font une expérience similaire, loin de l'angoisse redoutée. Iels cherchent alors à élucider le mystère. Si ce n'est ni la substance ni la dose, il faut chercher du côté du contexte . En effet, ces médecins expérimentent le LSD dans un cadre rassurant, calme et choisi. Ils et elles comprennent alors l'importance cruciale de l'état d'esprit (mindset ) et de l'environnement (settings ) dans le déroulement de l'expérience. Le LSD rend profondément perceptif et sensible, y compris à l'égard des personnes présentes pendant le trip. Il est en ce sens diamétralement opposé aux neuroleptiques, qui rendent apathique et indifférent. On peut tout à fait administrer un neuroleptique à dix patient·es et s'en aller : l'intervention du psychiatre n'est pas nécessaire.
Le LSD, ce n'est pas la même limonade, et c'est alors qu'on commence à envisager une autre voie : prendre soin des personnes à qui l'on en administre.
L'attention au bien-être psychologique et au bien-être physiologique (décoration, musique, calme, présence rassurante et soutenance, etc.) est ainsi nommée set and settings . On retrouve aujourd'hui ce terme tant dans les études scientifiques que dans les communautés d'usager·es. Le set and settings implique une individualisation forte et une alliance thérapeutique entre patient·e et thérapeute, à travers des discussions en amont (négocier les buts recherchés, créer un lien de confiance) et en aval (intégrer les expériences souvent intenses).
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Beaucoup des thérapeutes adoptant et développant le set and settings sont des femmes (on y reviendra dans le prochain billet)10 .
L'exemple le plus frappant est celui de Joyce Martin, psychiatre et psychanalyste anglaise, qui met au point sa « thérapie fusionnelle ». Réservée aux patient·es présentant de graves carences affectives, Martin leur administre de fortes doses de LSD, se couche avec elleux dans un lit, les prend dans ses bras et leur offre du lait chaud. L'idée est de créer un environnement maternant au sens propre. La thérapie de Martin est surprenamment bien accueillie par la communauté scientifique : des médecins du monde entier viennent dans son service pour vivre l'expérience et s'en inspirent pour leurs propres pratiques, les déculpabilisant du même coup du rapport tactile parfois entretenu avec leurs patient·es.
{{}}Que vient faire un rapport tactile dans une thérapie ? D'autant plus sous un état de conscience modifié ?{{}}
Le LSD est déstabilisant pour certaines personnes qui demandent alors à être rassurées, par exemple en tenant la main d'un·e accompagnateur·ice bienveillant·e. Le set and settings est donc une pratique de rupture : le toucher est alors totalement tabou en psychiatrie. Mais, pour une raison qui m'échappe, la pratique convainc et les résultats changent drastiquement.
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Où les patientes sont toujours laissées seules, pétries d'angoisse, en pleine lumière et au cœur des allées et venues dans les chambres d'hôpital. Delay, toujours lui, interprète les demande de contact comme des « pantomimes érotiques » ou comme la manifestation de « névroses d'abandon ». Il expérimente d'ailleurs les thérapies de choc avec le LSD à Saint-Anne sur 75 femmes. Certaines hurlent et se jettent par terre, demandent à mourir, vomissent, supplient qu'on épargne leurs proches de cette expérience et se terrent dans le mutisme. Elles sont attachées lorsque trop agitées.
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C'est sans aucune surprise que les résultats obtenus dans les expériences avec set and settings sont remarquables. L'expérience passe de traumatique à lumineuse. En soins palliatifs, le LSD soulage durablement les douleurs plus que n'importe quel antalgique, et diminue de façon spectaculaire l'angoisse des patient·es face à la mort. Le taux d'abstinence pour l'alcoolisme « résistant » frôle les 50%, un chiffre jamais vu. Cohen traitera des patient·es souffrant de divers troubles de la personnalité, avec une amélioration dans 73% des cas .
Deux thérapies intégrant le set and settings sont développées. D'une part, la thérapie psycholytique , plutôt pratiquée en Europe, consiste en l'administration de faibles doses de LSD pendant les séances de psychothérapie, et visent à approfondir et accélérer le processus en permettant aux patient·es d'accéder à davantage de matériel psychique. D'autre part, la thérapie psychédélique , plutôt pratiquée aux États-Unis, consiste en l'administration d'une ou quelques fortes doses de LSD afin de créer une expérience « si profonde et impressionnante que l'expérience de vie dans les mois et les années à venir devient un processus de croissance continue ».
{{}}Si les résultats évoqués ont vraisemblablement été produits de bonne foi, la méthode scientifique a largement évolué depuis cette époque. Suite à ces résultats, la presse a présenté le LSD comme un produit miracle pouvant, pour 5$, tout guérir et remplacer une coûteuse psychothérapie. Vous le sentez venir ?{{}}
Nous arrivons au point crucial de cette histoire : si le « LSD × set and settings » produit des résultats spectaculaires, en peu de temps, et sans danger, pourquoi diable les expérimentations ont-elles été stoppées, le LSD interdit et ses usager·es stigmatisé·es, encore aujourd'hui ?
Éléments de réponse dans [la suite de ce billet]({{<ref "/posts/lsd/03-lsd-banned/index.md">}}).
Les psychédéliques dits « classiques » (LSD, psilocybine, DMT) ont notamment une affinité plus ou moins forte avec un type particulier de récepteur de la sérotonine (5-HT2A), neurotransmetteur plus célèbre pour ses rôles dans la régulation de l'humeur. L'ensemble des mécanismes connus peut être exploré dans cet article . D'autres psychédéliques comme la mescaline utilisent d'autres mécanismes. ↩︎
D'ailleurs, l'origine de la dépression fait débat à ce sujet. Si historiquement on pense qu'elle est liée à un manque de sérotonine (hypothèse monoaminergique ), une hypothèse plus récente penche pour un manque de plasticité du cerveau (hypothèse neurotrophique ). Voir cet article pour une exploration précise des mécanismes augmentant la plasticité et améliorant la dépression, et cet article très récent expliquant que les psychédéliques agissent précisément sur ces mécanismes. ↩︎
Plus personne ne prend cette « maladie » au sérieux aujourd'hui ; on sait qu'elle a notamment été utilisée comme fourre-tout pour pathologiser et contrôler le comportement des femmes « déviantes », c'est-à-dire qui ne souhaitaient pas se marier ou luttaient pour le droit de vote. En fait, tout comportement féminin ne collant pas aux normes patriarcales est une porte d'entrée au diagnostic hystérique, censé avoir une origine biologique utérine. Lire par exemple ce billet . ↩︎
Pour être honnête, le sujet est bien trop velu pour moi. Sur Wikipédia , on lit que plusieurs méta-analyses se contredisent concernant les thérapies ayant pour base l'inconscient (même si on parle ici de thérapies plus courtes qu'une psychanalyse classique). Si les biais sexistes de Freud se retrouvent dans énormément de concepts psychanalytiques du siècle dernier, je ne sais pas ce qu'il en est des approches modernes. ↩︎
Cf notre bon vieux Freud, toujours aussi misogyne, sur « l'amour de transfert » : « dans bien des cas […], principalement chez les femmes, et lorsqu’ il s’ agit d’ expliquer des associations de pensées érotiques, la collaboration des patients devient un sacrifice personnel qu’ il faut compenser par quelques succédanés d’ amour. Les efforts du médecin, son attitude de bienveillante patience doivent constituer des succédanés suffisants ». ↩︎
Jean Vitaux, médecin gastro-entérologue et historien, a publié une histoire de l'ergot de seigle en mai 2023. Ce champignon est responsable de la mort de millions d'êtres humains au cours des siècles. Connu sous le nom de « mal des ardents », l'ergot de seigle causera une ultime épidémie de gangrène en Sologne, au 18ème siècle. ↩︎
LSD vient de L yserg-s äure-d iäthylamid en allemand, soit acide lysergique diéthylamide en français. En fait, Hofmann synthétise cette molécule avec un objectif en tête : il souhaite obtenir des effets similaires à un stimulant commercialisé par un laboratoire concurrent. Ce composant, c'est l'acide nicotinique (une forme de vitamine B3) diéthylamide. Bien tenté Albert, mais comme quoi on peut parfois être surpris 🎆 . ↩︎
Son livre « LSD : my problem child » donne énormément de détails sur l'origine de sa synthèse et est accessible en ligne . Il est aussi traduit en français (« LSD : mon enfant maudit »). Plus récemment, le livre « Mystic Chimist : The Life of Albert Hofmann and His Discovery of LSD », écrit par deux amis d'Hofmann, déterre des archives inédites et donne des détails supplémentaires. ↩︎
Il est impossible de décrire les effets du LSD sans l'avoir expérimenté : ce serait un peu comme tenter de décrire une couleur à quelqu'un qui n'a jamais vu. Mais on peut néanmoins consulter cette liste assez complète vulgarisant au mieux les effets subjectifs du LSD. ↩︎
Ce n'est pas très étonnant. Les pratiques de care sont historiquement très genrées et les gender studies ont depuis longtemps mis ce phénomène en lumière. Les explications sont multiples, mais une constante est que les femmes sont socialisées (à l'école, en famille, par les œuvres culturelles, les lois autour de la natalité, etc.) pour accorder de l'importance aux émotions, à l'écoute des autres, à l'intimité, etc. Les hommes sont en revanche encouragés à masquer leurs émotions, à jouer la compétition, à briller publiquement. Cette différence a longtemps été perçue comme étant « naturellement féminine ». Lire par exemple cet article . ↩︎