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Quentin Duchemin 2021-05-18 15:29:05 +02:00
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# blog
My blog built with Hugo.
## Building
Just run `hugo` and serve the `public` directory.
Remember to delete existing `public` directory before rebuilding blog.
For development, run `hugo server --watch` to watch for config/content changes, rebuild site and serve it on localhost.

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languageCode: fr-fr
languageName: Français
watch: true
paginate: 5
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title: Billets à la mer
subtitle: et oui
subtitle: Pensées d'un ingénieur qui voulait être vivant
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Test
Salut les potes

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title: "Notifications"
date: 2021-05-18T14:00:32+02:00
draft: true
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title: "Peurs"
date: 2021-05-18T13:49:36+02:00
draft: true
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title: "Peurs"
date: 2021-05-18T13:49:20+02:00
draft: true
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title: Smartphones
title: Smartphone
categories:
- Technologie
- Réflexions

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title: À quel prix bradons-nous notre attention ?
date: 2021-05-16
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Dans les précédentes parties, j'ai étudié trois pistes pour constituer un élément de réponse aux raisons de l'addiction au smartphone : la curiosité, les peurs contemporaines et les mécanismes de notifications.
Ces mécanismes combinés font exploser le temps passé sur un smartphone dans la journée -- plusieurs heures pour la plupart d'entre nous, oscillant entre les recherches consenties, le scroll automatique, l'ingestion compulsive de nouvelles et la réponse aux stimuli des notifications.
Dans cette partie, je pointe des conséquences néfastes tant à l'échelle individuelle que collective à la surutilisation des smartphones. Bien entendu, « y'a aussi des bons côtés » comme dirait l'autre, mais les rapports de force qui se jouent sont tellement déséquilibrés qu'il ne me semble même pas pertinent de relativiser. Il faut une critique radicale de nos usages pour avancer.
Il ne sera question dans cette partie que de l'abus de smartphones en tant que tels. Il y aurait tant à dire sur les effets du capitalisme de surveillance[^surveillance_capitalism] que je suis bien obligé de me circonscrire aux spécificités des smartphones pour ne pas partir dans tous les sens, ce que j'ai déjà bien trop fait.
[^surveillance_capitalism]:On pourra lire toute la série de billets « Détruire le capitalisme de surveillance » sur le Framablog. La première partie est ici : https://framablog.org/2020/09/26/detruire-le-capitalisme-de-surveillance-1/.
## Une littérature scientifique difficile à exploiter
La littérature scientifique est très abondante sur le sujet, mais elle ne permet pas de conclure grand chose. Certaines études associent l'usage d'un smartphone avec un niveau de stress plus faible et un sentiment de bien-être plus élevé. D'autres montrent une corrélation claire entre temps d'utilisation des smartphones et niveau d'anxiété, tendances à la dépression, décrochage scolaire, isolation sociale, etc. Dans ce domaine, citer une étude pour valider ou invalider l'usage du smartphone relèverait clairement du raisonnement motivé, puisqu'il existe forcément une étude avec des résultats « significatifs » pour toute opinion sur le smartphone. De plus, même pour les aspects négatifs, certaines études vont par exemple conclure que le niveau de stress initial est un facteur de risque pour l'addiction au smartphone, tandis que d'autres conclueront que l'utilisation massive de smartphone augmente le stress. Il y a très vraisemblablement un peu des deux, à savoir des sujets à risques et des conséquences d'une surutilisation.
La seule méta-analyse de la littérature scientifique explorant les liens entre le stress, l'anxiété et l'utilisation de smartphone a trouvé une corrélation positive modérée entre ces variables[^meta_review], tout en pointant plusieurs problèmes :
* Biais de publications (on publie rarement les hypothèses invalidées, ce qui rend difficile d'avoir des résultats significatifs dans une méta-analyse)
* Toutes les études sont des *cross-sectional studies* (ou [analyses transversales](https://fr.wikipedia.org/wiki/Analyse_transversale)), qui rendent impossible l'établissement d'un lien de cause à effet entre ces variables
* Il n'est pas possible d'exclure l'existence d'une troisième variable qui causerait la corrélation entre le stress et l'utilisation de smartphones. Par exemple, l'attente parfois explicite d'être constamment joignable, aussi bien par sa famille que par son travail ?
[^meta_review]:The association between smartphone use, stress, and anxiety: A metaanalytic review -- https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1002/smi.2805
Bref, on est bien avancé côté littérature, on a une vague association entre niveau de stress et utilisation de smartphones.
Et en définitive, ce n'est pas un hasard. Je pense qu'il existe une assez grande variabilité interpersonnelle sur les effets à long terme de la surutilisation de smartphones, ce qui explique la difficulté à généraliser. À titre d'exemple, une personne qui expérimente le sentiment de solitude dans sa vie de tous les jours prendra sans doute plus au sérieux le jeu de la comparaison sur les réseaux sociaux. Une personne qui expérimente un sentiment d'insatisfaction chronique consommera sûrement beaucoup d'information. Une personne qui a des difficultés de concentration sera particulièrement vulnérable aux notifications.
Il y a mille manière de trop passer de temps sur son smartphone, et autant de conséquences possibles ; l'important est de remarquer que la forte consommation de smartphones ne produit pas d'effets positifs, et est donc à questionner.
Puisque j'ai du mal à exploiter la littérature scientifique, je me bornerai donc essentiellement à donner mon avis au doigt mouillé.
À mon sens, il y a trois éléments caractéristiques du smartphone qui posent problème : la centralisation des usages, les conséquences cognitives des notifications et la surcharge informationnelle.
## « Rassurez-vous, on s'occupe de tout »
Pendant longtemps, les appareils étaient couplés à un usage particulier : un pour téléphoner, un pour écouter de la musique, un pour se connecter à Internet, un pour s'orienter en voiture, etc.
Lors de la [keynote d'Apple introduisant le premier iPhone](https://www.youtube.com/watch?v=VQKMoT-6XSg), Steve Jobs annonce :
> Well, today were introducing three revolutionary products of this class. The first one is a widescreen iPod with touch controls. The second is a revolutionary mobile phone. And the third is a breakthrough Internet communications device.
>
> So, three things: a widescreen iPod with touch controls; a revolutionary mobile phone; and a breakthrough Internet communications device. An iPod, a phone, and an Internet communicator. An iPod, a phone… are you getting it? These are not three separate devices, this is one device, and we are calling it iPhone.
L'annonce est en effet perçue comme une révolution : plus besoin de multiplier les appareils, un seul, l'iPhone, permettra d'aller sur Internet, de téléphoner et d'écouter de la musique. L'interface sera extensible, grâce à un grand écran tactile et donc sans la contrainte physique de boutons figés, et les seules limitations seraient l'imagination des développeur·se·s.
Depuis 2007, toute l'industrie s'est emparée de cette idée pour concevoir des appareils qui tiennent dans la poche, avec une forte puissance de calcul et dont l'armada de capteurs -- accéléromètre, gyroscope, magnétomètre, récepteur GPS, baromètre athmosphérique et pour la pression des doigts, capteur de luminosité, de proximité, cardiofréquencemètre, lecteur NFC... -- permettent de donner réalité à presque n'importe quelle idée *disruptive*.
Le smartphone est donc l'objet à tout faire ; chaque tâche de la vie quotidienne peut être *accélérée* grâce à un composant matériel ou logiciel. Accéléré étant souvent synonyme d'optimisé, et optimisé, de *bien*, le smartphone est le point d'entrée pour un grand nombre de nos activités. Quelques exemples en vrac :
* Consulter la météo
* Consulter ses horaires de train
* Chercher une recette
* Payer sans contact
* Reconnaître un titre qui passe à la radio
* Retrouver un mot oublié
* Chercher son chemin
* Demander une info à un·e ami·e
* Vérifier ses mails
* Réserver une table
* Compter son nombre de pas
Ces exemples ont un point commun : leur banalité et leur faible durée. Vérifier la météo prend quelques secondes, mais nécessite de plonger dans l'océan technologique et dopaminergique qu'est le smartphone. Et une fois le geste malheureux de déverouiller son appareil effectué, pourquoi ne pas... vérifier ses mails, ses réseaux sociaux, ses messages, l'actualité, écouter un podcast, vérifier son compte en banque, lire les annonces de woofing, [...] ?
Cette centralisation des usages est la cage qui se dévoile sur celui ou celle qui prend conscience de son addiction. Pourtant, ses défenseurs pourraient argumenter qu'elle a du sens, et y compris d'un point de vue écologique : on évite ainsi de multiplier les appareils électroniques et on en utilise qu'un pour tout. Bien entendu, cet argument est fallacieux -- le nombre d'appareils électroniques explose malgré tout, leur obsoloscence est proportionnelle à leur complexité, etc.
Mais il est en effet plus pratique *a priori* de ne pas assumer la charge mentale de penser à emmener un appareil (au sens large, ce peut être un carnet!) pour chaque usage. Le smartphone permet de n'avoir plus rien à prévoir, même quand on part en voyage ou que l'on part se balader, car il contient tout ce dont on pourrait avoir besoin pour répondre à l'imprévisible. C'est, au sens strict, un objet magique.
J'ai l'impression que dès que l'on gagne en facilité d'utilisation, on perd en autonomie et en pouvoir. Cette affirmation est sans doute discutable dans le cas général mais me semble particulièrement pertinente dans le domaine du numérique. Bien sûr, il est souhaitable que la surcharge cognitive induite par une expérience utilisateur mal conçue soit diminuée. Mais je vise ici toutes les techniques qui visent à *gagner du temps*, à avoir *moins à penser*. Dès lors que je délègue à une technologie le pouvoir de régler tous mes problèmes, y compris ceux que je n'anticipe pas, je lui délègue en même temps mon autonomie et m'engage dans un processus difficilement réversible : je désapprends à faire sans.
La centralisation des usages nous aliène à long terme autant qu'elle nous rend service à court terme. Il ne s'agit pas d'une pensée aussi réactionnaire qu'elle pourrait le paraître. Certes, chaque avancée technique de l'histoire s'est accompagnée de discours catastrophés sur ce qu'on allait perdre, comme la démocratisation de l'écriture (on allait perdre notre mémoire et devenir fainéant) ou l'invention du microphone (on allait perdre notre voix et devenir fainéant) : en ce sens, tout progrès technique nous aliénerait et nous ferait devenir fainéant.
Mais le smartphone a un statut un peu différent, en tant qu'il ne change pas la nature d'un processus cognitif (lire plutôt que mémoriser) ou d'une technique corporelle (rester plus immobile et chanter moins fort), mais se contente d'offrir une porte d'entrée unique à tout ce qui existait déjà par ailleurs, et en nous autorisant à ne plus anticiper les difficultés. En lui remettant les clés de notre tranquilité, nous nous rendons impuissants.
Et ce sentiment d'impuissance peut être l'étincelle du grand brasier de l'encapacitement, ou au contraire alimenter cette dépendance/idolation.
## Un parasite pour l'auto-réalisation
Comme on l'a vu dans la troisième partie, les notifications ont ceci de particulier qu'elles capturent l'attention des utilisateurs sans leur consentement. Comme tout fausse bonne idée, elles partent d'une « bonne intention » : pouvoir être au courant de toute information potentiellement intéressante sans devoir s'en enquérir constamment (*e.g.* recevoir un nouveau mail urgent plutôt que de rafraichir sa boîte mail toutes les 10 minutes).
Il y a déjà ici deux implications fortes : on laisse à autant de tiers que d'applications le pouvoir de décider de ce qui est intéressant ou non, et en passant d'une stratégie de consultation (*pull*) à une stratégie d'alerte (*push*), on désapprend à aller chercher l'information. Cette perte de contrôle revient à donner les clés de notre attention à des inconnus.
Chez les personnes fortement utilisatrices de smartphones, on observe directement au niveau des ondes cérébrales que les notifications perturbent fortement l'attention et la réalisation de tâches[^task_performance_push]. Les autres participant·e·s, qui passent moins de temps sur leur smartphone, sont moins impactés par l'effet des notifications. Cette différence semble indiquer que le vol d'attention se construit au fil du conditionnement et de l'attente d'une récompense : les notifications impactent bien plus l'attention qu'une simple gêne due à un élément perturbateur dans l'environnement.
[^task_performance_push]:An Analysis of the Effects of Smartphone Push Notifications on Task Performance with regard to Smartphone Overuse Using ERP -- https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4912993
De plus, la consultation d'une notification induit un *changement de contexte*. La mémoire de travail -- qui maintient les quelques informations nécessaires pour réaliser une tâche -- doit être purgée pour se concentrer sur la notification. Un changement de contexte, même pour des tâches simples, augmente très fortement le taux d'erreur et le temps de réaction[^task_switching]. Les notifications favorisent la « fragmentation du travail », qui affecte fortement les performances dans n'importe quelle tâche[^work_fragmentation].
[^task_switching]:Costs of a Predictable Switch Between Simple Cognitive Tasks -- https://www.researchgate.net/publication/232496441_Costs_of_a_Predictable_Switch_Between_Simple_Cognitive_Tasks
[^work_fragmentation]:An empirical study of work fragmentation in software evolution tasks -- https://ieeexplore.ieee.org/abstract/document/7081835
En plus de rendre plus difficile la réalisation de tâches et de diminuer notre capacité à rester concentré, l'interruption permanente de nos activités rend extrêmement difficile l'accès à l'état de *flow*.
> Le flow mot anglais qui se traduit par flux , ou la zone, est un état mental atteint par une personne lorsqu'elle est complètement plongée dans une activité et qu'elle se trouve dans un état maximal de concentration, de plein engagement et de satisfaction dans son accomplissement[^flow].
[^flow]: Flow (psychologie) -- https://fr.wikipedia.org/wiki/Flow_%28psychologie%29
Ce concept est centré autour d'une motivation intrinsèque : l'activité est vécue comme pleinement satisfaisante en soi et est réalisée pour elle-même, pas pour obtenir une reconnaissance sociale ou par pression sociale -- ce qui la rendrait inintéressante dès lors que la carotte ou le bâton auraient disparu. L'état de flow, au contraire, permet de beaucoup mieux résister aux tentations extérieures (comme celle de la société de consommation) et de trouver un épanouissement profond qui ne soit pas le produit de décharges de dopamine demandant à être sans cesse renouvellées, et plus fort.
Le flow, c'est aussi choisir ce que l'on fait en conscience, dans les limites que l'on a définies, et on se prémunit ainsi de tous les mécanismes de l'économie de l'attention. Faut-il encore ne pas être constamment malmené par des notifications qui noient notre attention après chaque bouffée d'air.
Pour Mihaly Csikszentmihalyi, l'inventeur du terme *flow*, « la capacité de concentrer son attention est le moyen ultime pour réduire lanxiété ontologique, la peur de limpuissance, la peur de la non-existence »[^produit_attention]. Et donc le moyen d'arrêter de tenter de se rassurer à travers des usages compulsifs et de reprendre cette délicieuse sensation d'auto-réalisation que l'on nous a volée.
[^produit_attention]:Nous sommes le produit de ce à quoi nous avons accordé de lattention -- https://www.hacking-social.com/2018/11/12/fl8-nous-sommes-le-produit-de-ce-a-quoi-nous-avons-accorde-de-lattention/
## Esprit critique, es-tu là ?
L'utilisation fréquente des smartphones conduit à une forme de surcharge informationnelle concomitante au vol d'attention des notifications et des contenus ciblés. Elle est d'autant plus présente qu'elle ne connaît pas de pause.
J'avais promis de ne parler que de smartphones, mais cette surcharge et ses conséquences touchent forcément à la nature de l'information délivrée, je vais donc m'écarter un peu. C'est bien la preuve qu'on ne peut pas faire confiance à n'importe qui sur Internet.
### Jouer avec les limites de notre fatigue
Le cerveau n'est capable de traiter qu'entre cinq et neuf « morceaux » d'information simultanément[^work_memory_number], à travers sa mémoire de travail. Heureusement, avant de pénétrer la mémoire de travail, les mécanismes d'attention permettent de sélectionner les stimuli pertinents et d'ignorer les autres. Le souci, dans le cas des médias sociaux, est que leur fonctionnement exploite les mécanismes attentionnels (via les mouvements, les couleurs, les notifications, l'encouragement à interagir/réagir....) pour que la plus grande partie du contenu proposé et de l'expérience passe le filtre attentionnel.
[^work_memory_number]:The magical number seven, plus or minus two: some limits on our capacity for processing information -- https://doi.apa.org/doiLanding?doi=10.1037%2Fh0043158
Or, dans le cas où la mémoire de travail arrive à saturation, le cerveau entre dans un état de confusion et de désordre. Les différentes aires du cerveau, comparant les prédictions aux informations sensorielles, se désynchronisent[^brain_desync]. Le cerveau ne parvient plus, ou alors très difficilement, à créer du sens à partir de l'information[^information_knowing] : sa capacité à modéliser la situation ainsi que sa mémoire s'effondrent.
[^brain_desync]:Overtaxed Working Memory Knocks the Brain Out of Sync -- https://www.quantamagazine.org/overtaxed-working-memory-knocks-the-brain-out-of-sync-20180606/
[^information_knowing]:From “information” to “knowing”: Exploring the role of social media in contemporary news consumption -- https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0747563214001137
Je pense que l'existence de cette surcharge informationnelle se traduit par plusieurs aspects négatifs, bien l'existence d'autant d'information ait des aspects positifs.
La fatigue informationnelle pousse souvent les utilisateurs à quitter les réseaux sociaux[^social_network_fatigue], sites d'informations, etc. Cet exil est néfaste pour le modèle économique des plateformes. Leur objectif va donc être de maintenir un seuil de fatigue informationnelle « optimal » et ainsi maximiser le temps passé sur les plateformes sans provoquer de craquage. Cette optimisation passe par exemple par une sélection de contenu « pertinent ».
[^social_network_fatigue]:Antecedents and effects of social network fatigue -- https://asistdl.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1002/asi.23122
### Un savant mélange de caresses et d'épines
La sélection de contenu « pertinent » pour l'utilisateur est une quasi-nécessité lorsque le temps nécessaire à consulter les contenus disponibles est supérieur à la fenêtre de temps de leur publication. Dès lors, des critères objectifs comme la date de publication du contenu peuvent être utilisés pour les ordonner. Le problème, c'est qu'en l'absence de sélection personnalisée, la fatigue informationnelle arrive plus rapidement. Cette sélection, conduite sur des critères arbitraires (voire non définis, s'ils sont issus du *machine learning*), pose des questions d'ordre éthique. Les algorithmes de sélection sont source de puissantes transformations sociales, car leurs produits constituent la principale source d'accès à l'information. On pense notamment aux moteurs de recherche, au fil d'actualité des réseaux sociaux et à l'algorithme de recommendation de YouTube, dont les suggestions représententaient en 2018 plus 70% du volume de vidéos visionnées[^youtube_suggestion].
[^youtube_suggestion]:YouTube's AI is the puppet master over most of what you watch -- https://www.cnet.com/news/youtube-ces-2018-neal-mohan/
Car, en optimisant le seuil de fatigue informationnelle pour maximiser la durée de rétention des utilisateurs sur une plateformes, les algorithmes façonnent des affects, des opinions, des manières de socialiser, des normes et des interdits. Et plusieurs stratégies permettent à mon avis d'optimiser ce seuil. Ces stratégies ne sont pas pas nécessairement intentionnelles, mais dès lors qu'elles produisent les effets recherchés, elles seront adoptées par les algorithmes.
La première consiste à exposer les utilisateurs à du contenu similaire à celui qu'ils ont déjà consulté. Ce flétrissement de la diversité du contenu proposé est connu sous le nom de « bulles de filtres »[^filter_bubble]. La charge cognitive nécessaire pour traiter ce contenu est donc plus faible, ce qui permet d'arriver moins vite à un état de fatigue. Et, en allant toujours dans le même sens, ces contenus entretiennent un biais de confirmation qui participe à polariser les opinions.
[^filter_bubble]:Exploring the filter bubble: the effect of using recommender systems on content diversity -- https://dl.acm.org/doi/10.1145/2566486.2568012
Opinions d'autant plus polarisées que les bulles de filtres ne sont pas les seuls mécanismes à l'oeuvre pour limiter le risque de décrochage : une des stratégie les plus efficaces consiste à présenter du contenu simple, avec peu de nuances, que le cerveau peut traiter rapidement. Une problématique trop complexe et trop longue à analyser consomme de l'énergie, une énergie inutile car ne ne produisant pas de données pour les algorithmes.
Pour autant, être exposé à du contenu habituel et simple peut être ennuyeux, voilà pourquoi une stratégie complémentaire consiste à mettre en avant du contenu spectaculaire et réactif. Les contenus qui suscitent une réaction émotionnelle forte (empathie, indignation, colère) sont évidemment une mine d'or pour les plateformes, car ils engrangent des réactions en masse, donc un engagement actif des utilisateurs, donc un temps de rétention plus long -- plus on est actif, plus on s'engage, plus on reste.
### Simplifier le monde, du complot au solutionnisme technologique
Pour résumer, la bataille des applications « gratuites » sur nos smartphones pour voler notre attention, en tentant de faire gagner son contenu sur celui des autres conduit à une surcharge informationnelle.
Couplée à la nécessité pour ces plateformes de maximiser le temps capté à leurs utilisateurs, les algorithmes de sélection de contenu finisse par proposer une bouillie de contenu oscillant entre peu nuancé, très polarisant, réactif ou proche du contenu déjà consommé.
Constamment en état de fatigue informationnelle, habitué à devoir rapidement synthétiser des informations en connaissance avant de passer à d'autres, le cerveau traite le contenu selon son mode instinctif, rapide, émotionnel, basé sur ses archétypes intériosés et sensible aux biais cognitifs (« système 1 »[^systeme_1_2]). Amplifiant le phénomène, les producteurs de contenu qui veulent être mis en avant s'adaptent au diktat des algoritmes et produisent un contenu moins nuancé, plus manichéen, qui sera récompensé et alimentera le mécanisme.
[^systeme_1_2]:Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée -- https://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_1_/_Syst%C3%A8me_2_:_Les_deux_vitesses_de_la_pens%C3%A9e
Dans ce défilement d'information traitées en mode automatique, comment fixer des connaissances à long terme ? Comment éviter la polarisation caricaturale de l'opinion publique ? Comment exercer son esprit critique ? Pour élire domicile de manière durable dans la mémoire, une information doit être encodée puis stockée ; ce stockage se fait souvent au prix d'une reformulation ou d'une réflexion, mais rarement quand l'information en question se trouve noyée au milieu de beaucoup d'autres, sur des thèmes complètement différents.
Cette simplification forcée du monde rend difficile l'émergence de pensées complexes. D'un côté comme de l'autre, les hypothèses les plus séduisantes et simplistes sont mises en avant. Ainsi du complot facile, qui méconnaît les mécanismes sociologiques complexes qui amènent à une situation donnée, et du solutionnisme technologique, qui laisse de côté les faits sociaux et environnementaux pour continuer dans la pensée magique.
## Conclusion : être vivant prend du temps
L'attention, la concentration, la mémoire et l'esprit critique sont des facultés que tout le monde peut développer et entretenir. Mais exposés à du contenu très diversifié et très polarisé, dans un état de fatigue quasi constant, il devient difficile de porter toute son attention sur une unique tâche pendant plusieurs heures, d'atteindre le *flow*. Le cerveau devient impatient et réclame constamment un nouveau contenu, dans une boulimie sans fin et remplie de frustration d'avoir l'impression de brûler son temps sans rien en retenir. Se rajoutent les notifications, qui viennent interrompre la concentration et ouvrir le barrage déferlant de contenus qui se battent pour que nos yeux se posent dessus, nous détournant définitivement de ce qu'on aurait voulu faire.
Avec ces mécanismes en tension, comment répondre aux questions fondamentales ? Qu'est-ce-que je veux faire de ma vie ? Quel serait mon manifeste ? Ma société idéale ? Comment mieux me connaître ? Comment rendre le monde meilleur ? Quel est le genre d'amitié que je veux construire ? Y-a-t-il des impératifs moraux intériosés que je veux déconstruire ? Comment créer du collectif et agir ensemble ? Les réponses hypothétiques à ces questions sont complexes, plurielles, évolutives, murissent lentement et ont de peu de chances d'être sérieusement envisagées dans une saturation constante. Elles nécessitent du temps et de l'espace de pensée pour décanter, un espace-temps incompressible.
Ces questions pleines de doutes et d'incertitudes laissent bientôt place à l'angoisse existentielle et le besoin de sécurité qui viendront se lover au creux de nos écrans, pour nous détourner sans relâche, autant de fois qu'il le faudra, de ce qui fait de nous des vivants. Or, sur son lit de mort, personne ne se dit : « Jaurais aimé passer plus de temps sur Facebook »[^usbek_facebook].
[^usbek_facebook]:Sur son lit de mort, personne ne se dit : « Jaurais aimé passer plus de temps sur Facebook » -- https://usbeketrica.com/fr/article/sur-son-lit-de-mort-personne-ne-se-dit-j-aurais-aime-passer-plus-de-temps-sur-facebook

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title: "De la cueillette aux vidéos de chats, il n'y a qu'un pas"
date: 2021-05-12
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« Se perdre sur Internet », voilà une activité contemporaine qui partage le haut du classement avec la destruction méthodique des écosystèmes et des acquis sociaux.
## La curiosité est un joli défaut
Mais pourquoi se perd-on sur le web ? Source inestimable de raisons de procrastiner, il me semble que le web est aujourd'hui privilégié par rapport aux autres sources de divertissement et d'information. La télévision n'a plus bonne presse. Parler à d'autres humains demande parfois de sortir de sa zone de confort, nécessite de faire preuve d'empathie, de respecter la sensibilité de chacun·e, et peut parfois être fatigant. Les activités créatives demandent de provoquer l'inspiration, ou a minima la motivation. Et par dessus le marché, l'hiver, il fait encore froid dehors.
On pourrait donc se dire que puisque l'accès au web est facile, peu coûteux en énergie, immédiat et illimité, c'est naturellement une activité privilégiée. Mais il existe des tas d'autres activités remplissant ces critères, comme le comptage de brins d'herbe. Pourquoi préférer le web ?
Parce qu'il répond à un besoin que n'étanche malheureusement que très partiellement le comptage de brins d'herbe : la **curiosité**.
Il me semble que la curiosité est un besoin systématique chez tous les humains, au même titre que les besoins vitaux (nourriture, sommeil...). Pourquoi ? En effet, contrairement à la faim, la curiosité n'est pas récompensée par quelque chose d'immédiatement utile -- ne pas mourir. Toute information qui satisfait une curiosité provoque du plaisir, quand bien même cette information n'a pas d'utilité pour se maintenir en vie. Contrairement à la nourriture, elle ne confère pas de bénéfice extrinsèque, c'est-à-dire pas d'avantage venant de l'extérieur provoquant sa satisfaction.
Or, dans une perspective évolutionniste[^evolution], il semble au premier abord plus cohérent de ne récompenser que les comportements qui procurent un avantage déterminé, comme l'accumulation de nourriture pour prévenir les périodes de disette. Le désir de connaître la nature de la gravité ou les 18 animaux en forme de pénis (le 7ème va vous surprendre) ne semble pas à première vue procurer un avantage évolutif.
[^evolution]:J'ai bien conscience que l'évolution est un sujet *touchy*, et qu'il est dangereux de vouloir expliquer tout comportement ou trait occidental actuel par une pression de sélection ou un avantage évolutif, et que même si certaines idées semblent satisfaisantes, elles restent de simples adaptations hypothétiques rétro-déduites. Dans certains cas, un trait n'est pas issu d'une pression de sélection (les os sont blancs parce que le calcium est blanc et utile aux os, pas parce que la couleur des os a procuré un avantage évolutif). Peut-être donc que je cède à une hypothèse ad-hoc un peu trop séduisante, mais elle me semble toutefois intéressante et pas trop controversée.
Pourtant, si cette curiosité est omniprésente chez les humains, c'est très vraisemblablement car elle a procuré un immense avantage évolutif aux individus qui l'ont développée.
Vous ne manquerez pas de remarquer que je suis loin d'être un biologiste spécialisé dans l'évolution, mais je vais essayer de résumer l'hypothèse développée dans ce billet[^blog_curiosity].
[^blog_curiosity]:Curiosity Depends on What You Already Know -- https://nautil.us/issue/33/attraction/curiosity-depends-on-what-you-already-know
## L'information comme remède à l'incertitude
L'avenir étant incertain, une information dont on a pas fondamentalement besoin aujourd'hui pourra se révéler utile demain. À ce titre, faire des réserves d'informations est tout aussi cohérent que de stocker de la graisse pour les moments difficiles.
En revanche, l'information semble beaucoup plus **versatile**, justement parce qu'elle ne répond pas forcément à un problème déterminé, concret et urgent. Une information est susceptible de se révéler utile à tout moment (ou pas), et c'est justement l'incertitude de ce moment précis qui motive à l'accumuler dès maintenant. Et s'il existe une limite à vue de pif au-delà de laquelle il semble inutile de continuer à accumuler de la nourriture, il semble beaucoup plus difficile d'estimer cette limite pour l'information. Si les réserves de mon placard me permettent de tenir un mois sans apport extérieur, comment estimer le nombre de jours de survie potentiels qu'une information pourrait m'apporter ? Ou bien la quantité d'information à partir de laquelle je pourrai m'adapter à un nombre raisonnable de situations imprévues ?
Pour ces raisons, il semblerait qu'une fois que les besoins vitaux sont convenablement remplis et assurés, la recherche d'information constitue le meilleur remède à l'incertitude de l'avenir, et donc le meilleur pari pour la survie. La connaissance de mon environnement m'apportera bien plus en cas d'incendie ou de catastrophe que mes réserves de nourriture brûlées. Et j'ai plus de chances de m'adapter aux situations futures inimaginables grâce à mes connaissances que grâce à mes stocks de blé. L'information n'est pas consommable, se périme peu, et au pire, se ré-actualise.
Si la curiosité semble donc avoir un sens dans une perspective évolutionniste, elle ne détermine pas l'objet de cette curiosité. Tous les humains ont des centres d'intérêt différents, très difficilement prédictibles ou explicables. C'est là que le web entre en jeu, puisque *tout* existe sur les pages qui le composent. Une vérité, sa contre-vérité, et toutes ses nuances, dans la quasi-totalité des domaines imaginables. Le web -- néo-bibliothèque de Babel -- semble par bien des aspects être l'espace idéal pour satisfaire sa curiosité.
## Ces jeunes qui ne savent plus s'ennuyer...
Et à ce propos, j'ai déjà entendu que la curiosité était un sous-produit de l'**ennui**. C'est souvent quelqu'un qui va nous expliquer qu'on va sur le web « parce qu'on ne supporte plus de s'ennuyer, et qu'avant, on savait s'ennuyer, oui ma bonne dame, et que quand on s'ennuyait trop on fabriquait des guitares avec une boîte à chaussure et des élastiques et que c'était très bien comme ça, alors qu'aujourd'hui, hein mon bon monsieur, [...] ». Même si ce *comportement* face au web a une part de réalité, l'hypothèse est partiellement satisfaisante, parce qu'elle implique une idée du style « si nos vies étaient bien remplies et qu'on ne s'ennuyait pas, on ne perdrait pas son temps sur Internet ».
Or l'ennui n'est pas à la curiosité ce que la faim est à la satiété, à savoir un état menant inéluctablement à une seule alternative (manger ou mourir). Il y a d'autres manières de passer son ennui que d'être curieux·se, moyens que je vous laisse le soin d'énumérer. À l'inverse, la curiosité émerge et persiste même quand on ne s'ennuie pas ou plus. Elle peut même advenir alors que l'on est déjà en train de faire quelque chose qui nous occupe et nous fait plaisir, et se cumuler. L'ennui est certes un signal nous poussant à faire un meilleur usage de notre temps, mais pas la cause principale de la curiosité. Celle « produite » par l'ennui serait une sorte de *curiosité diversive*[^homo_curious], qui ne suffit pas à rendre compte de la la vraie nature de la curiosité.
[^homo_curious]:Homo Curious: Curious or Interested? -- https://link.springer.com/article/10.1007/s10648-019-09497-x
Mais quoi, alors ? Il semble aujourd'hui évident que la curiosité joue un rôle central dans notre apprentissage[^states_of_curiosity] et dans notre capacité à résoudre des problèmes. Pour acquérir une place aussi importante, elle est nécessairement puissamment récompensée ; dans le cas contraire, on arrêterait d'être curieux. La curiosité se satisfait de l'information correspondant à son objet, en tant qu'il s'agit d'une **nouvelle information**.
[^states_of_curiosity]:States of Curiosity Modulate Hippocampus-Dependent Learning via the Dopaminergic Circuit -- https://www.cell.com/neuron/fulltext/S0896-6273(14)00804-6
## L'irrésistible attraction de la nouveauté
C'est la **nouveauté** qui est récompensée. Une nouvelle information provoque une décharge de dopamine dans le cerveau[^cue_evoked_dopamine], et donc en gros, un sentiment de plaisir et un renforcement de la recherche de nouveauté.
[^cue_evoked_dopamine]:Cue-Evoked Dopamine Promotes Conditioned Responding during Learning -- https://www.cell.com/neuron/fulltext/S0896-6273(20)30012-X
On développera cet aspect quand on parlera des grands méchants GAFAM, mais j'ai lu une étude intéressante qui met en lumière cette appétence pour la nouveauté[^striatal]. Dans cette expérience, les participant·e·s s'engagent dans une tâche de type « bandit manchot » -- surnom donné à une machine à sous. Ces tâches sont très utilisées pour étudier la façon dont les individus apprennent et évaluent leurs gains futurs en fonction de leurs croyances de base et des essais passés.
[^striatal]:Striatal Activity Underlies Novelty-Based Choice in Humans -- https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2535823/
Ici, le dispositif est un « bandit à 4 bras », qui revient à imaginer les participant·e·s en face de 4 machines à sous, devant choisir laquelle jouer et combien de fois pour maximiser leurs gains. Ils doivent choisir 20 fois entre 4 images, une image étant virtuellement une machine à sous. Chaque image, pour l'ensemble des 20 essais, a une probabilité constante de faire gagner 1 pound au joueur. Les images changent de manière aléatoire, et les participant·e·s suivent un motif classique d'exploration/exploitation pour maximiser leurs gains, c'est-à-dire qu'ils tentent de découvrir au fur et à mesure les images avec la plus haute probabilité de gain et de les jouer.
Seulement, lorsque les joueurs sont entraînés avec une moitié des images -- *sans notion de gain* -- et que l'autre moitié est introduite lors de la véritable expérience), les joueurs choisissent plus favorablement les nouvelles images, quand bien même elles n'ont aucune signification dans le contexte de la tâche. En d'autres termes, les conditions expérimentales s'assurent que les nouvelles images n'ont pas de probabilité de gain supérieure à celles qui sont connues. Choisir les nouvelles images est dans ce cas **irrationnel**.
Cette attirance pour la nouveauté est due à une libération de dopamine spécifiquement associée à elle, et à un espoir d'une récompense plus élevée, même quand la récompense réelle associée aux nouvelles images n'est pas plus grande que pour les images connues. Ce « bonus de nouveauté » est théorisé depuis longtemps, mais cette étude vient confirmer le lien entre l'activité électrique du cerveau liée à la nouveauté et le comportement de recherche de nouveauté.
L'expérience offre un nouvel éclairage sur la pertinence évolutive de l'attrait de la nouveauté, à savoir l'espoir d'une récompense plus élevée. Ces comportements de recherche de nouveauté ne se trouvent pas que chez les humains
La nouveauté a elle aussi des raisons évolutives d'être récompensée, et pas forcément uniquement chez les humains : tous les fourrageurs essayent régulièrement des nouveaux chemins pour augmenter leurs chances de trouver une nouvelle source de nourriture, même quand l'ancienne source n'est pas tarie. Un chemin connu perd de la valeur plus il est emprunté ; il y a donc une sorte d'algorithme qui tente d'optimiser l'attrait de la nouveauté et la sécurité du connu.
## Conclusion : un puit sans fond de dopamine
Pour conclure, même si l'ennui peut être une amorce à la curiosité, ce qui l'entretient vraiment est la récompense liée la nouveauté et le conditionnement pavlovien lié à cette récompense. En effet, puisque tout a un écho sur le web, chaque curiosité sera systématiquement gratifiée d'une nouveauté, et donc récompensée. Le mécanisme de conditionnement classique[^conditionnement_classique] récompensera à terme le simple fait de se rendre sur le web, avant même que la nouveauté ne soit devant nos yeux.
[^conditionnement_classique]:Le conditionnement classique est justement le mécanisme en oeuvre dans la célèbre expérience du chien de Pavlov : https://fr.wikipedia.org/wiki/Conditionnement_classique
Et d'ailleurs, cette nouveauté n'a même pas besoin d'être contextuelle (c'est-à-dire répondre à une question pré-déterminée), elle sera récompensée quoi qu'il arrive via de la libération de dopamine. Comme métaphore, je me représente la recherche de nouveauté pour elle même un peu comme une mutation génétique aléatoire : on ne sait pas si elle procurera un avantage évolutif, mais sa simple existence est la condition de possibilité de l'adaptation à l'incertitude et au futur, et donc de l'évolution.
Le web apparaît alors comme l'objet idéal exploitant les mécanismes lentement conçus par l'évolution, en tant qu'il recelle tous les leviers permettant de stimuler la curiosité sans fin et de fournir de la nouveauté. On a vu qu'il contenait une quantité d'information astronomique, et c'est pour cette raison qu'on peut s'y rendre pour satisfaire sa curiosité sur un point précis. Mais une fois cette curiosité satisfaite, on peut se laisser entraîner dans un long périple sans fin -- ou comment partir d'une vidéo d'un chat effrayé par un concombre et terminer sur un comparatif de joints d'étanchéité pour conduits d'évacuation de climatiseurs de morgue. En effet, un des fondements du web est le mécanisme d'hyperliens, qui permet de relier une page à une autre par un simple clic. Par analogie, lorsqu'un livre dans une bibliothèque fait référence à un autre livre, encore faut-il se déplacer pour se le procurer, espérer qu'il est disponible, etc. Sur le web, les hyperliens rendent facile l'accès à d'autres informations que l'on ne cherchait pas, déclenchant à nouveau la boucle curiosité → nouveauté → plaisir → nouveaux hyperliens → curiosité.
Et même sans avoir de question précise, l'accès au web en lui-même a un coût quasiment nul, ce qui en fait une bonne amorce pour casser l'ennui sans trop réfléchir. Et une fois dessus, la boucle fait le reste.
Tout ceci ne constitue pas une critique ; seulement une tentative de comprendre pourquoi le web est si attractif. À travers cette première partie, j'ai essayé de décrire une partie des mécanismes qui font du web un objet si attirant, en me concentrant uniquement sur un modèle d'individu isolé, cherchant à maximiser la quantité de nouveautés qu'il absorbe.
Vous remarquerez que dans cette première partie, je n'ai pas évoqué le smartphone. Il est présent pour le moment uniquement en trame de fond, en tant qu'il permet d'accéder au web extrêmement facilement, et constitue donc une porte d'entrée privilégiée.
Mais la partie « informative » du web et la seule curiosité sont insuffisantes pour expliquer la place que prennent les smartphones dans nos vies, et pour en rendre compte, il faut pour s'attarder sur d'autres aspects : leurs spécificités et les peurs contemporaines auxquels ils répondent.

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title: Une montagne de doutes
subtitle:
date: "2021-05-10"
date: 2021-05-10
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Octobre 2020, dans un monde entre deux confinements, dans une folie constante où rien n'est sûr, j'ai le luxe de partir en vacances, loin du vacarme. 10 jours en Auvergne pour parcourir la chaîne des Puy, bouquiner, faire des feux, se marrer, se retrouver un peu. En cette période de matraquage informationnel autour du COVID, et alors que j'entretiens une relation ambiguë avec les outils numériques, je décide de laisser mon smartphone chez moi, convaincu que j'aurais bien assez pour m'occuper, et curieux de voir les effets que cet absence inédite produiraient sur moi.

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title: Le pouvoir des notifications
date: 2021-05-15
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Dans les précédentes parties, on a d'abord vu que la curiosité était un besoin qui s'est construit au cours de l'évolution. Probablement d'abord utile pour le fourrageage, elle est aujourd'hui une source de motivation pour l'apprentissage, la remise en question de notre présent et la fabrique de nouveaux imaginaires. En tant qu'il rend l'accès à l'information recherchée immédiat et en propose d'autres, le web est un puissant capteur d'attention qui récompense notre curiosité et l'appétence de notre cerveau pour la nouveauté.
On a ensuite vu que nos smartphones changent la modalité d'accès au reste du monde, en offrant la possibilité de communiquer instantanément et indépendamment de toute contrainte physique avec n'importe quel humain qui en est muni. On peut alors sans cesse essayer de combler notre peur de la solitude et de l'abandon en jouant au jeu de la validation sur les réseaux sociaux, à travers la comparaison permanente et objectivée via des indicateurs avec les autres. Ou on peut tenter d'évacuer notre peur de la mort en consentant à se faire voler son attention à la fois brèche. Ou enfin essayer de ne rien rater d'important, par peur d'être exclu.
Un dernier mécanisme fait office de cerise sur le gâteau pour parfaire notre addiction à ces objets magiques : les notifications.
## Une vibration pour les gouverner tous
Les notifications ne sont pas aussi anodines qu'elles en ont l'air et constituent un véritable changement de paradigme, car elles inversent le lien de cause à effet entre la curiosité et l'information. On ne va plus chercher l'information parce qu'on est curieux ; on est curieux *parce que* l'information se manifeste à nous.
On pourrait m'objecter qu'une notification n'a rien de spécial et n'est qu'une extension de ce qu'on connaît déjà. C'est un simple signal qui permet d'alerter d'une information importante. On trouve l'équivalent des notifications un peu partout : un tapotement sur l'épaule, un réveil-matin, une cloche d'église, ou encore une sonnerie de téléphone. Déjà en 1998, Tryo chantait :
> Merci France Télécom,
>
> D'avoir pu permettre à nos hommes,
>
> D'ajouter aux bruits de la ville et des klaxons,
>
> La douce sonnerie du téléphone
>
> [...]
>
> Impossible de fuir, plus de prétextes pour échapper
>
> Aux durs aléas de la vie d'un financier[^tryo]
[^tryo]:https://www.youtube.com/watch?v=8lfPRhykWck
Cette idée du renversement entre la cause et l'effet n'est donc pas nouvelle. Pourtant, il me semble que l'usage généralisé des notifications est d'une nature différente. En effet, leur envoi est automatisé et essentiellement géré par des algorithmes. Algorithmes qui recherchent des buts assez différents de ceux des humains qui nous contactent. Tandis qu'on peut assez raisonnablement penser qu'un appel téléphonique n'est pas juste destiné à voler notre attention, c'est précisément le but de la majorité des notifications : nous rappeler à notre devoir, à savoir produire de la valeur, même quand on travaille pas, via la production de données monayables sur les applications qui nous envoient ces notifications.
Je mets ici de côté les notifications de type alarme (calendrier, réveil...) que l'on a spécifiquement choisi d'activer et pour lesquelles on demande à être dérangé, parce qu'à une heure précise, on doit faire quelque chose d'important.
Les notifications dont on parle ici, ce sont celles qui nous dérangent, à n'importe quel moment, pour nous suggérer qu'une information inconnue et nouvelle est disponible. Une vie sur un jeu, une actualité, une promotion, une nouvelle publication, un mail, un message, une nouvelle vidéo... Toutes ces potentialités hétérogènes noyées dans un seul signal indifférencié : une vibration au fond de la poche.
Je pense qu'on peut tous témoigner qu'une notification a un pouvoir attractif démesuré : même quand on est engagé dans une conversation, un travail, un film, une notification peut nous en sortir et rediriger notre attention. Si l'activité en question n'est pas satisfaisante, on peut en appeler à la procrastination. Mais même une activité stimulante et source de plaisir peut être détournée par une notification. Pourquoi ?
## Un cheval de Troyes pour notre curiosité
L'idée d'*information gap*[^information_gap], qu'on pourrait traduire par « écart à l'information », est utile pour répondre à cette question. Cet écart représente la prise de conscience qu'il existe une information dont on a pas la réponse, et le désir de connaître cette réponse. Il se manifeste au moment précis où l'on prend conscience de notre ignorance, et est évidemment une conséquence de notre curiosité.
[^information_gap]:The Psychology of Curiosity : A Review and Reinterpretation -- https://www.cmu.edu/dietrich/sds/docs/loewenstein/PsychofCuriosity.pdf
Plus précisément encore, la curiosité induite par l'écart à l'information dépend des *a priori* sur l'information. Une information manquante qu'on suppose très proche de ce que l'on connaît déjà provoque peu de curiosité. Une information à propos de laquelle on a aucun indice et qui semble d'avance difficile à comprendre provoque également peu de curiosité. Il y a donc un écart optimal qui maximise la curiosité : l'information manquante doit être « nouvelle mais pas trop ». Et en particulier, peu coûteuse à obtenir. Lorsqu'on observe l'activité du cerveau grâce à l'IRM fonctionnelle, et que l'on pose des questions à des sujets, on observe que leur niveau de curiosité est correlé à cet *a priori*. En d'autres termes, si le sujet estime qu'il a des chances de bien répondre à la question sans en être certain, la curiosité est maximale. S'il connaît déjà la réponse ou qu'il n'en a aucune idée, la curiosité baisse[^epistemic_curiosity].
[^epistemic_curiosity]:The wick in the candle of learning: Epistemic curiosity activates reward circuitry and enhances memory -- https://authors.library.caltech.edu/22280/2/ssrn-id1308286[1].pdf
À la lumière de ce nouveau concept, que sont les notifications ? Le signal d'une information manquante qui déclenche la prise de conscience de ce manque. Le coût d'accès à l'information est faible : il suffit de cliquer sur la notification. Quant au sujet de la notification, il est vraisemblablement ni trop hors-sujet (car on a téléchargé l'application concernée) ni déjà totalement connu (sinon on ne recevrait pas de notification).
Et c'est à partir de là qu'on rentre dans un mécanisme que je qualifierai sobrement de démoniaque : l'exploitation des notifications pour optimiser le détournement de notre attention et de notre curiosité. Qui voudrait bien pouvoir récupérer notre attention et notre curiosité ? Les réponses ne manquent pas : toute entité qui en tire un profit (financier, pouvoir...).
Prenons à nouveau l'exemple des mastodontes des réseaux sociaux. Dans la deuxième partie de l'article, on avait expliqué pourquoi ces plateformes avaient tout intérêt à mettre en avant un contenu viral et réactif. Ici, regardons cette situation sous l'angle des notifications.
Facebook a généré près de 70 milliards de chiffre d'affaire en 2019. 98% de ses revenus proviennent de la publicité[^facebook_ad]. Les annonceurs, qui diffusent des publicités sur la plateforme, veulent pouvoir cibler des profils particuliers. Un laboratoire spécialisé dans les problèmes de prostate voudra cibler principalement des personnes qui possèdent une prostate. Un parti politique qui diffuse des publicités qui diffament leurs adversaires voudra cibler leurs potentiels sympathisants. Un coach en développement personnel voudra cibler des personnes dont les questionnements font écho à ses formations. Bref, les données explicites ou implicites des utilisateurs de Facebook se traduisent directement en information monnayable à destination des annonceurs. Or, quelle stratégie Facebook peut employer pour récupérer plus de données ? J'en vois deux principales :
* Augmenter la quantité des moyens de collecte (traçage, surveillance, objets connectés, qu'on abordera pas ici),
* Augmenter la quantité de données produites par l'utilisateur (données desquelles pourront être déduites d'autres informations plus utiles[^user_data]).
[^facebook_ad]:Here's how big Facebook's ad business really is -- https://edition.cnn.com/2020/06/30/tech/facebook-ad-business-boycott/index.html
[^user_data]:Il serait en effet naïf de penser que les utilisateurices de réseaux sociaux vont systématiquement livrer leurs informations personnelles les plus intimes. Mais une opinion politique, une orientation sexuelle ou un souci de santé produit statistiquement des comportements identifiables : consulter des articles en lien avec un certain thème, discuter avec des personnes dont l'idéologie est proche de la votre... L'humeur, par exemple, est une information facilement déductible du nombre de réactions, clics, commentaires, articles consultés sur les réseaux sociaux. Ainsi, toute donnée, aussi insignifiante soit-elle individuellement, est bonne à prendre, car agrégée à toutes les autres, elle produira une information significative.
Et comment augmente-t-on cette production d'informations ? En augmentant le temps passé sur Facebook, par exemple. Il y a donc un incitatif financier évident pour Facebook, ses compères les GAFAM et autres entreprises du numérique à maximiser le temps passé sur les services qu'ils proposent. C'est exactement l'effet recherché par une « bonne » notification.
Et qu'est ce qu'une bonne notification ? C'est une notification sur laquelle on va cliquer. Comment maximiser la chance de clic ? En optimisant l'*information gap*. C'est pourquoi les géants du numériques exploitent le changement de paradigme opéré par les notifications (qui n'est pas issu d'une intention maléfique en soi), et profitent de leur possibilité d'arriver à nous sans que nous n'ayons rien demandé. Il est délicat de trouver la quantité optimale d'écart à l'information, mais le nombre de tentative est quasiment illimité et la puissance calculatoire pour prédire cet optimum est gigantesque et sert par exemple à faire tourner des algorithmes de *machine learning*.
Par exemple, la notification d'un message de quelqu'un, qui contient juste le début du message, remplit toutes les bonnes propriété pour optimiser l'écart : on est dans une situation connue -- telle personne me parle -- et il nous manque une toute petite information -- le contenu principal du message. Cette information est extrêmement facile d'obtenir : il suffit de cliquer sur la notification. La curiosité produite est ainsi maximale.
C'est ce même effet qui se manifeste dans les titres de presse accrocheurs, la lecture automatique ou les suggestions YouTube et le scroll infini sur les réseaux sociaux. Dans ces trois cas, l'*information gap* est proche de l'optimum.
Maintenant, venons en au pire -- je suggère à ce titre l'emploi d'un plaid et d'une verveine chaude.
## Peu importe le flacon, pourvu qu'on ait la dopamine
Certes, plus les notifications arrivent, plus l'écart à l'information peut être optimisé. En effet, le clic ou le non-clic sur une notification est en lui-même une information capitale : il indique à quel point la notification était **pertinente** -- mot souvent synonyme de « générateur de dopamine ». En cumulant ces informations, la fréquence et le contenu des notifications seront adaptés pour atteindre un taux de clic qui tend vers 100%.
Pour le coup, je fantasme un peu, dans la mesure où toutes les applications ne se payent pas le luxe d'optimiser à ce point là leurs notifications. Un jeu mobile vous enverra une notification chaque fois qu'une vie est disponible, et ça sera amplement suffisant pour maximiser la chance de clic. En revanche, Facebook, YouTube et autre géants font sans aucun doute tourner leurs algorithmes pour optimiser leurs notifications.
Ensuite, et c'est peut-être là le mécanisme le plus vicieux, c'est qu'à force le contenu de la notification n'est même plus important. Ce qui compte, c'est l'événement de notification lui-même. Exactement comme pour la curiosité, c'est un exemple de [conditionnement classique](https://fr.wikipedia.org/wiki/Conditionnement_classique), dont l'illustration emblématique est celle du chien de Pavlov. Dans cette expérience, un chien est exposé à un stimulus (un sifflet, par exemple), puis à de la nourriture. La vision de la nourriture provoque la salivation. Après un nombre d'associations suffisant entre le stimulus et la présence de nourriture, le stimulus seul suffit à provoquer la salivation.
Ici, c'est exactement la même chose, en un peu plus subtil. Initialement, une notification qui maximise l'*information gap* provoque une curiosité, un désir de combler l'information manquante. On clique sur la notification, l'information est récupérée, une décharge de dopamine est provoquée dans le cerveau, on ressent du plaisir. Pendant un temps, la notification n'est pas la cause directe de la décharge de dopamine, elle agit comme le coup de sifflet.
Puis, une fois que la notification est suffisamment associée au déclenchement et la satisfaction de la curiosité, et donc à une décharge de dopamine, le conditionnement est opérant. Plus besoin de curiosité : la notification *en elle-même* produira une décharge de dopamine, par *anticipation*. Et puisque la notification en elle-même produit une décharge de dopamine, le phénomène pourra pousser son absurdité au dernier degré : on regardera son smartphone avant même que la notification n'arrive, juste pour vérifier qu'on en a pas raté une. La boucle est bouclée.
Ce point est crucial, puisqu'à ce stade, la quantité de dopamine générée par la prise de connaissance de l'information manquante devient inférieure à la quantité de dopamine générée par l'anticipation de la prise de connaissance de l'information manquante suivante ; ce phénomène est connu sous le nom de *dopamine seeking-reward loop*[^dopamine_seeking].
[^dopamine_seeking]:The Dopamine Seeking-Reward Loop -- https://www.psychologytoday.com/us/blog/brain-wise/201802/the-dopamine-seeking-reward-loop
Si on s'est ici concentré sur les notifications, c'est exactement le même mécanisme qui se met en place pour le scroll infini sur les réseaux sociaux : les notifications n'ont même plus à aller nous chercher, nous y allons de nous-même, par anticipation.
## Conclusion : nous sommes les cobayes d'une expérience permanente
La généralisation des notifications a virtuellement donné les clés de notre attention et de notre intimité aux entreprises dont nous installons les applications.
L'objectif ici d'une notification -- nous prévenir d'un événement important -- s'est transformé en véritable fête du slip, où toute application peut venir briser notre concentration. On pourrait bien entendu rétorquer que si on veut se concentrer, il suffit de laisser son smartphone ailleurs. C'est parfaitement valide, seulement pour beaucoup de personne, la centralisation des usages dont on parlera à la partie suivante rend cette décision plus difficile qu'il n'y paraît.
Les notifications viennent donc nous chercher afin de stimuler notre curiosité, et activent le circuit de la récompense via la libération de dopamine lorsque l'on prend connaissance d'une nouvelle information grâce à elles. À force, nous sommes conditionnés par l'association notification ↔ dopamine. De fait, nous n'attendons même plus de recevoir une notification, parce que nous anticipons et recherchons le plaisir qu'elle va nous provoquer. Alors, on vérifie constamment notre téléphone à la recherche d'une *nouvelle notification* -- même pas d'une nouvelle information.
Dès lors, il suffit d'optimiser le nombre et la nature des notifications avec les techniques qu'on a évoquées pour maintenir le conditionnement. À ce stade, l'humain moderne passe son temps à attendre de nouvelles notifications, pour elles-mêmes, même pas pour leur contenu, et persistera tant que le conditionnement ne sera pas rompu.
Cette évaluation permanente de nos réactions à des stimuli extérieurs fait de nous les cobayes involontaire de la grande expérience intrusive des géants du numérique, dont le but est assumé : se servir la plus large part du gâteau de notre attention.

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title: "Casser la boucle : se connaître plutôt que se faire la guerre"
date: 2021-05-17
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## S'il vous plaît, ne me tapez pas
Ce que je propose dans cette partie est très individuel. Très compatible avec le néolibéralisme, donc, qui se fait un plaisir de rejeter la faute sur les citoyens en tant qu'invidivus tout en ignorant les causes systémiques. Je ne veux pas tomber dans cet écueil. Simplement, ce billet est à l'origine un retour d'expérience sur ce que j'ai senti changer en moi au moment où j'ai lâché mon smartphone. Il se concentre donc essentiellement sur l'analyse les mécanismes en jeu, et sur les moyens d'en atténuer les effets au niveau individuel. Nul doute qu'il y aurait à faire en matière de législation : pour plus de transparence, de consententement, de respect de l'intimité et du libre arbitre en premier lieu.
L'idée que j'ai essayé de développer tout au long de ce billet peut se résumer ainsi : le web et sa myriade de contenus liés les uns aux autres active énormément notre curiosité et notre envie de nouveauté, héritée de l'évolution. Le smartphone, qui rend extrêmement facile l'accès au web et devient plus que jamais une extension magique, surpuissante et omniprésente de notre corps, rend le coût d'accès au web et aux moyens de communication quasi-nul. Les smartphones sont équipés de notifications, un mécanisme qui vole l'attention au plus profond du cerveau, sans le consentement de ses utilisateurs, conditionnant le cerveau à chercher des récompenses. De plus, les peurs contemporaines de la solitude, du rejet et de la mort ne trouvent plus de réponses dans les structures sociales collectives. Elles viennent s'écraser sur les smartphones, tablettes et ordinateurs, dans une boulimie de communication et d'information, le tout via une attention paresseuse, superficielle et morcelée. Les conséquences profondes de cette surutilisation sur l'humeur, la mémoire, l'esprit critique et la capacité à se projeter ne sont plus à démontrer.
Alors, qu'est-ce-qu'on fait ? On jette nos smartphones et nos ordinateurs avec ? On sort le web de nos vies ? On devient technophobe, néoluddite ?
Il n'y a évidemment pas une seule réponse, et chacune est *située* : certaines personnes ne gardent le contact avec leurs proches que via leurs smartphones, et ce contact leur est absolument essentiel. D'autres ont une activité qui s'inscrit essentiellement dans le numérique, et dès qu'il s'agit de coordonner des actions (associatives, militantes...), il est difficile d'envisager de renoncer au numérique.
Ici, il sera donc question de rapporter mon expérience, dire ce que j'ai essayé, ce qui a tenu, ce qui n'a pas tenu, quels effets cela a produit, etc. Peut-être que certain·e·s se reconnaîtront et voudront essayer.
## Dire adieu aux plateformes privatrices
La première étape de ma libération a été de fermer mon compte Facebook. C'était il y a déjà quelques années, et j'avais constaté comme beaucoup d'entre nous que le temps passé à faire défiler les publications d'actualité, de mèmes et les nouvelles de mes ami·e·s était du temps que je brûlais, sans quasiment rien en retenir, pour combler chaque minute sous mon seuil grandissant de stimulation.
Certaines personnes me diront qu'il y a des connaissances qui ne sont que sur « réseau social `X` », que fermer son compte, c'est trop radical, qu'on peut trouver une juste mesure, apprendre à ne pas se faire l'esclave de l'économie de l'attention, prendre ce qu'il y a à prendre, en conscience, etc.
Je suis globalement d'accord avec cet argument, mais chez moi, ça ne fonctionne pas comme ça. Si l'objet de mon addiction est sous la main, ne pas l'utiliser devient une lutte permanente et épuisante contre moi-même. C'est une idée qui reviendra dans cette partie : je ne peux pas faire bon usage d'un réseau social qui emploie des professionnel·le·s des neurosciences pour exploiter tous les mécanismes de mon cerveau qui me pousseraient à y rester. Dans un monde où même Standford met fièrement en avant son laboratoire de « captologie »[^persuasive], je ne fais pas le poids. Le faire disparaitre rend les choses beaucoup plus facile, me permet de réorienter cette énergie autrement perdue dans la lutte contre moi-même vers la construction d'autres alternatives.
[^persuasive]:À une époque, quand le mot « persuasive » était dans l'URL, on trouvait des publications expliquant en détail comment changer les comportements des humains sur les plateformes. Chaque type de changement était associé à une jolie couleur, et il y avait un papier par couleur. Je n'arrive plus à trouver ces publications sur le nouveau site, mais je n'ai pas creusé non plus : https://captology.stanford.edu
Une peur récurente, lorsque l'on quitte un réseau social, c'est que l'on va perdre dans le même temps son réseau d'ami·e·s. C'est une peur absolument compréhensible, mais profondément irrationnelle. C'est un peu le même genre de peur qui empêche de mettre fin à une relation toxique par peur de se retrouver seul·e, quand bien même on expérimente les effets néfastes de la relation. Les fondations d'une amitié ne sont pas cimentées des posts impersonnels et colorés qui traversent inlassablement les fibres optiques transatlantiques. Je pense que toutes les personnes qui ont quitté le réseau social qui les engluait pourront témoigner : les amitiés sont bien plus solides que ça. Dans le cas contraire, on pourra se poser la pertinence d'une amitié qui s'effrite dès que l'on retire la perfusion des algorithmes. Pour moi, la réponse est vite trouvée : ça n'en vaut pas la peine.
Une fois que j'ai supprimé mon compte Facebook, j'ai constaté que mes ami·e·s étaient toujours là et étaient prêt·e·s à communiquer avec moi par d'autres moyens. Chouette.
Les réseaux sociaux ne sont pas intrinsèquement l'incarnation du diable. Il existe des réseaux sociaux plus respectueux des humains, comme Mastodon. Il est toujours possible d'en abuser, pour compenser une peur ou par abus de curiosité, mais c'est déjà plus facile lorsque des algorithmes ne consomment pas l'énergie d'un pays pour nous inciter à le faire. C'est plus facile.
## S'extirper du technococon : l'urgence n'existe pas
C'est presque décevant, comme solution, parce que c'est la plus simple et la plus efficace. J'ai décidé de laisser de côté mon smartphone le plus longtemps possible dans la journée. La logique est toujours la même : s'il est dans ma poche, je dois lutter en permanence contre mon conditionnement, et c'est épuisant. S'il n'est pas à portée de main, et que j'ai le réflexe de le sortir, aller au bout de mon réflexe nécessite de me lever, de marcher jusqu'à ma chambre, puis de le récupérer. Mais... pour quoi, exactement ? Ainsi, en augmentant le coût d'accès au smartphone, on diminue drastiquement le ratio effort/bénéfice, en particulier quand on le sort sans raison particulière. Ça peut paraître bête, mais utiliser un code à 12 chiffres plutôt qu'une empreinte digitale pour déverrouiller son téléphone décourage les usages les plus automatiques.
Dans cet article depuis réservé aux abonnés, il me semble que Bernard Stiegler recommandait de ne pas utiliser les écrans le matin[^stiegler]]. C'est aussi la stratégie que j'ai choisie, en m'aidant un peu. Le soir, je mets mon téléphone en mode avion, et je ne l'allume que l'après-midi. La tentation est alors beaucoup moins forte, car pour l'utiliser il faudrait enlever le mode avion consciemment, et pas juste consulter machinalement les nouvelles.
[^stiegler]:Bernard Stiegler : « Retourner le confinement en liberté de faire une expérience » -- https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/04/19/bernard-stiegler-retourner-le-confinement-en-liberte-de-faire-une-experience_6037085_3260.html
De la même manière, lorsque je veux me concentrer pendant un long moment ou que je sors de chez moi pour me balader, faire une course ou aller voir un·e ami·e, j'essaye autant que possible de ne pas prendre mon téléphone. Je me demande « pourquoi je le prendrais ? », et je trouve des solutions alternatives. Si c'est pour m'orienter, je regarde une carte avant. Si c'est pour retrouver quelqu'un, je donne un point de rendez-vous précis.
En fait, bien souvent, on prend son téléphone « au cas où » il y aurait quelque chose d'important. On revient toujours à cette peur de rater quelque chose, ou encore pire, une urgence. Et cette peur écrase toute tentative de rationnalisation : « imagine si tes parents ont un accident et que l'hôpital t'appelle ? ». L'appel à l'émotion est implacable. Pourtant, est-on bien prêt à sacrifier autant de choses cette hypothétique urgence que notre cerveau agite ?
Au risque de paraître provoquant, l'extrême majorité des choses « urgentes » ou « importantes » ne le sont pas ; elles le deviennent uniquement parce que nos peurs viennent se projeter dessus. Je pense sincèrement que pour s'en convaincre, il suffit de prendre la prochaine chose « urgente » que l'on a à faire, de ne pas la faire, et de constater que dans la plupart des cas, il ne se passe rien qui lui valait ce qualificatif. Comme vous, beaucoup de contre-exemples me viennent en immédiatement en tête, mais je pense que mon point reste valide dans bien des situations. En particulier, il est rare que je sois la seule personne à pouvoir résoudre une situation vitalement urgente, à l'heure près. Dans une vraie urgence, soit quelqu'un peut s'en charger, soit de toute façon, de là où je suis, je ne peux rien faire, alors autant attendre d'être rentré avant de paniquer dans l'impuissance. Et je suis bien prêt à prendre ce risque pour l'immense bohneur de retrouver mon émerveillement et mon attention, centrés sur ce que je suis en train de faire.
## Désactiver les notifications et « aller voir »
On a vu que les notifications jouent pour beaucoup dans les usages du smartphone. Pourquoi ne pas s'en passer ?
L'urgence et la peur de manquer quelque chose seront toujours invoquées. Honnêtement, j'entends et je partage.
Je me suis caché pendant très longtemps derrière ce sentiment que je devais gérer des urgences, par exemple chez Picasoft. Or, depuis que j'ai désactivé ces notifications, aucune catastrophe n'est arrivée, contrairement à mes craintes initiales. Ce geste, c'est aussi retrouver un peu d'humilité, et constater que la sensation de recevoir individuellement et spécifiquement une notification, que moi, moi seul, je dois traiter, est une illusion néfaste pour l'ego et la santé mentale.
À titre d'exemple, j'ai choisi de désactiver la plupart des notifications qui ne sont pas « urgentes ». J'ai laissé celles de mon calendrier, qui me rappelle certains événements, car je n'ai jamais pris le réflexe de consulter mon agenda le matin et que je suis particulièrement étourdi... En revanche, j'ai désactivé les notifications de mes applications de messagerie et de mes mails. Un mail n'est jamais urgent.
J'ai laissé les appels et les SMS. J'ai estimé que quand j'ai mon téléphone prêt de moi et qu'il n'est pas en mode avion, j'accepte consciemment qu'un appel ou qu'un SMS puisse me déranger, en particulier quand j'en attends un.
Puisque lorsque je veux me concentrer sur quelque chose, je laisse mon téléphone hors de portée, ça me semble raisonnable.
Et à la place, je prends un moment dans la journée, que j'ai choisi, pour consulter mes mails et tout ce qui aurait eu le loisir de m'envoyer des notifications. Si j'ai envie de les consulter, d'ailleurs, puisque à ce stade, je fais ce que je veux et ça peut même me sortir de la tête. Piège à éviter : la coupure des notifications peut amplifier la peur de manquer quelque chose et de ne pas en être averti. Si pour palier leur manque, je vérifie constamment et dans chaque application si quelque chose est arrivé, alors je suis bien loin d'avoir réglé le problème. Dans ce cas, plutôt que de vérifier frénétiquement mon fil de « réseau social X » ou mes notifications, je vérifie toutes mes applications. Mieux vaut sérieusement envisager de mettre son téléphone un peu de côté ; et je maintiens que bien souvent, c'est la notification qui vient voler notre attention. Sauf vide existentiel à remplir, il y a peu de chance de passer des heures à ouvrir méticuleusement chaque application.
## Refragmenter ses usages : contre la solution unique
Un des points qui me pose le plus de difficultés est la centralisation des usages.
Mon smartphone me sert à la fois de montre, de réveil, de baladeur MP3, de GPS, de navigateur web, de téléphone, etc. Ainsi, quand je sors de chez moi et que j'ai « besoin » de l'heure, je prends mon smartphone ; quand j'ai simplement envie d'écouter de la musique, je le prends aussi. Et avec lui, la myriade de tentations et de messages à traiter qui impriment mes synapses sans mon consentement. Loin de surfer sur la vague rétro, je pense franchement qu'il est temps de décentraliser les usages, quitte à multiplier les appareils. On pourrait argumenter que d'un point de vue écologique, multiplier les appareils n'a pas de sens, sauf que ce n'est pas tant le nombre d'appareils qui comptent que la complexité qu'il y a dedans et la quantité de métaux et terres rares. Des appareils bien conçus, qui remplissent leur fonction, sont solides, durables et facilement réparables valent mieux qu'un smartphone à la puissance surdimensionnée qu'il faut changer tous les 3 ans. [KISS](https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_KISS).
Ainsi, la question qu'il faut se poser lorsqu'on emmène son smartphone, c'est : « pourquoi est-ce-que je l'emmène ? ». Une fois la fonction identifiée, on peut assez souvent le remplacer par un objet, une astuce ou une information, et ainsi éviter la partie perdue d'avance de la lutte contre soi-même.
Et dans les cas où je garde mon smartphone, j'essaye de me tenir à ce principe : si je l'ouvre, c'est dans un but précis, et je m'y tiens. C'est le même principe que dans un magasin ; si je n'ai rien en tête, je risque de me laisser tenter par tout et n'importe quoi et de me demander quelques jours après pourquoi j'ai acheté cette bougie en forme d'asperge. Cette attitude est rendue beaucoup plus facile par l'absence de notifications.
## La pureté sent la merde : connais-toi toi-même
Il me semble que bien des tentatives de s'extraire d'une addiction ou de déconstruire un comportement se soldent par un abandon et un océan de culpabilité, rongé de n'avoir pas réussi à faire ce qui semblait si facile aux autres.
Je crois que les récits comme celui que je viens de faire sont très largement en cause. D'abord parce qu'ils linéarisent les événements rétrospectivement (non, je n'ai pas simplement arrêté de prendre mon téléphone avec moi un jour, puis c'est resté), ensuite parce qu'ils donnent l'impression qu'il suffit d'être d'accord, de s'y mettre et que la réussite est automatique ([biais du survivant](https://fr.wikipedia.org/wiki/Biais_des_survivants)).
Or, je ne sais pas pour toi, mais pour ma part je n'arrive jamais totalement à me défaire d'un comportement néfaste. Et mon usage du smartphone n'y échappe pas : quand je suis fatigué, je replonge, y compris le matin. Quand je m'ennuie, je cède parfois au plongeon dans tout et n'importe quoi. Quand un SMS arrive et que je suis concentré sur quelque chose, je m'extrais parfois pour le lire compulsivement. Si je suis venu pour regarder une vidéo précise, je peux enchaîner sur d'autres.
Il est important de rappeler que la pureté n'existe pas, ou alors trop marginalement pour en faire un objectif raisonnable. L'idéal de pureté ne conduit qu'à la culpabilité, et se faire passer pour pur est aussi un fort mauvais moyen de sortir totalement de son problème, car on intériorise alors ses comportements résiduels.
Le message que je veux faire passer est le suivant : se connaître est plus important que se combattre. Observer en détail ce que l'on ressent, les manifestations de nos sentiments, les ramifications de nos pensées, appréhender nos réactions, nos désirs et nos peurs, les observer se déployer et muer. Cette connaissance intime de soi permet entre autres d'estimer avec de plus en plus de précision ce que l'on est capable de faire à un instant donné. Savoir que telle mesure sera trop difficile à tenir et terminera en frustration. Et donc, savoir être indulgent avec soi.
Prendre conscience du vide qui peut se créer en nous -- ou pas -- une fois du temps libéré est chose difficile. Que faire de ce temps ? C'est sûr, lâcher son smartphone est plus facile lorsque le cadre qui nous entoure est stimulant, que nous sommes bien entouré, par des ami·e·s bienveillants, etc. C'est pourquoi il y a aussi un bon moment, et que se faire violence en espérant réussir à jouer l'ascète est perdu d'avance.
Et un jour, quand on sera prêt, on le saura et alors les choses changeront de manière plus durable que dans la force. Ces mots énerveront peut-être les attitudes guerrières et combatives, mais c'est très peu pour moi. Chacun son truc.
## Bilan et perspectives : éloge des infrabasses
Avec un peu de recul, je réalise que toutes ces mesures synergisent agréablement. Un coût d'accès augmenté neutralise les usages « réflexes ». Ainsi, quand on assume ce coût d'accès, c'est qu'on a un objectif concret en tête. Comme les notifications sont désactivées, on remplit cet objectif sans être dérangé, et on peut passer à la suite. Mais toutes ces astuces ne sont que des pansements sur une réduction plus radicale de nos usages : laisser son smartphone de côté et éteint une bonne partie de la journée, et en dernière instance à le délaisser, à choisir les usages que l'on veut remplacer, et s'y fixer.
C'est aussi une bonne manière de questionner nos usages du numérique, de prendre conscience de ce qu'il nous fait, mais c'est encore un autre sujet.
Le caractère évolutif et infini du smartphone, finalement, était une idée de merde, parce qu'il rend le désir humain performatif. Un radio-réveil n'ira jamais sur internet, même si on le veut très fort, et c'est peut-être ce qui fait sa force.
En revanche, ma manière de procéder n'est pas la bonne manière. Il n'y a pas de bonne manière généralisable en matière d'addiction. Ou bien je ne suis pas compétent dans tous les cas. Je suis néanmoins assez convaincu que tout ce qui est à base de « j'arrête tous les écrans pendant un mois » ne sert pas à grand chose, de la même manière que les régimes ultra-drastiques d'une ou deux semaines n'ont aucune efficacité (je vous passe mon avis sur les régimes de manière générale). Je pense qu'une coupure complète vis-à-vis d'un smartphone peut avoir pour vertu d'*aller voir*, de prendre conscience de toutes les sensations, pensées et émotions qui restaient sous le radar ; mais si c'est vécu comme une punition, je doute franchement de l'efficacité de la démarche. Profiter d'une semaine de vacances, où l'on va s'occuper, marcher, bricoler, cuisiner, tricoter, voir des potes, rigoler, jouer, que sais-je encore, pour laisser son smartphone dans son tiroir est une option bien moins sacrificielle et réunira le meilleur des deux mondes.
Je n'ai pas encore franchi le pas, mais lorsque mon smartphone actuel sera trop fatigué, je le troquerai contre une brique et un baladeur MP3. Je commence déjà à me procurer des cartes et une montre.
Pour finir, en ce qui me concerne, j'ai noté des améliorations sensibles depuis que j'ai largement diminué l'usage de mon smartphone. J'ai mieux appris à vivre les émotions que je camouflais en saturant mon attention. J'ai reconfiguré mon attention aux autres, de sorte que les conservations sont plus intenses, pas nécessairement en terme de contenu, mais en terme de présence. Je suis sincèrement plus intéressé par ce que racontent les autres. Je supportais vraiment mal d'avoir envie de prendre mon téléphone quand quelqu'un me parlait et que j'éprouvais du désintérêt. Je savais que c'était un désintérêt artificiel, un désintérêt issu du manque, du manque de voir ce qu'il se passait sur mon téléphone.
Je crois aussi avoir un peu gagné en mémoire, au moins en mémoire épisodique. Ce qui est chouette, moi qui me plains si souvent de mon manque de mémoire. C'est assez logique, finalement : une présence au monde et à ce que l'on fait aide à mieux ancrer les souvenirs et les connaissances. Anecdotiquement, je me souviens plus de mes rêves. Difficile, à ce stade, d'affirmer qu'il y a un lien de cause à effet.
Le temps passé à traiter moins d'information est autant de temps passé à traiter les infra-informations, celles du corps et de l'environnement, celles qu'on sent toujours en dernier, quand les couleurs chatoyantes s'estompent. Ces petits détails, ces sensations physiques, ces peurs qui gratouillent, ces bruits qui bouclent sont autant de choses auxquelles on a tout intérêt à prêter attention, en tant qu'ils nous aident à nous connaître. Et se connaître est une richesse inestimable, une clé indispensable du bonheur et de la fécondité de nos relations. En ce sens, j'ai l'impression de mieux me connaître, et donc d'être plus gentil avec moi.

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title: Maquiller les racines de nos solitudes
date: 2021-05-14
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Dans la précédente partie de ce billet, on a vu que la curiosité était un besoin fondamental chez les humains, que la nouveauté en tant que telle était puissamment récompensée par le cerveau et que le web était l'objet idéal pour créer et satisfaire notre curiosité dans une même boucle, encore plus à l'ère du smartphone.
Dans cette partie, je propose que les smartphones apportent un soulagement temporaire aux peurs contemporaines tout en les renforçant, comme les antibiotiques alimentent la résistance bactérienne. En ce sens, ils sont au mieux une solution partielle à des peurs existentielles dont les racines sont cachées bien au chaud dans l'idéologie dominante et l'organisation de la société.
## Double ration de peur, c'est ça la République !
Les peurs et les angoisses sont caractéristiques de notre époque. La consommation d'antidépresseurs et d'anxiolytiques est en hausse partout dans le monde. Pour autant, il est extraordinairement difficile d'établir des liens de causalité rigoureux entre l'explosion de l'angoisse générale et l'évolution de nos modes de vie. Qui plus est, les événements les plus saillants (pandémie mondiale, catastrophe écologique, perspectives d'effrondrement) sont évidemment générateurs d'anxiété.
En dehors de ces causes facilement identifiables, il me semble qu'au moins en Occident, l'angoisse s'est imposée comme trame de fond pour une grande partie de ma génération. J'ai la sensation que celle de mes parents était moins sujette à cette angoisse existentielle.
Au doigt mouillé, cette angoisse s'explique également par la perte du sentiment d'appartenance à un collectif. Le néolibéralisme, doctrine politique quasi-hégémonique, est directement en cause. Pierre Bourdieu définissait le néolibéralisme comme « un programme de destruction méthodique des collectifs », et plus précisément comme :
> [un mouvement] visant à mettre en question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur : nation, dont la marge de manœuvre ne cesse de décroître ; groupes de travail, avec, par exemple, lindividualisation des salaires et des carrières en fonction des compétences individuelles et latomisation des travailleurs qui en résulte ; collectifs de défense des droits des travailleurs, syndicats, associations, coopératives ; famille même, qui, à travers la constitution de marchés par classes dâge, perd une part de son contrôle sur la consommation[^neoliberalisme].
[^neoliberalisme]:Lessence du néolibéralisme -- https://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609
L'individu est donc seul face au marché, et se doit de s'adapter constamment. En effet, la mondialisation des marchés financiers permet aux investisseurs de comparer la rentabilité de toutes les entreprises et de sanctionner les « échecs », en refusant de prêter, par exemple. Dans la mesure où la majeure partie des entreprises dépend des fonds d'investissement et des banques pour survivre, la pression pour s'adapter aux exigences du marché est colossale. Les financiers investissent ou prêtent s'ils ont confiance, mais d'une part la confiance des financiers n'est pas toujours rationnelle, et d'autre part ce qui dégagerait le plus de bénéfices est rarement la meilleure option les salarié·e·s. Pourtant, c'est bien ce chiffre qui sera récompensé par des prêts plus avantageux.
Les individus doivent donc s'adapter le plus rapidement possible aux exigences du marché, à toutes les échelles : il faut être **flexible**, sous peine d'être jeté du côté des non-rentables, des improductifs, et au final, des chômeurs.
La situation de précarité des chômeurs, qui n'ont -- d'après la doctrine néolibérale -- pas voulu s'adapter au marché de l'emploi florissant de l'autre côté de la rue, constitue une menace extrêmement puissante. L'opération commence à l'école, continue dans les entreprises et se déploie dans l'espace médiatique, justifiant les pires mises en compétition, quantification des performances, évaluation des aptitudes et remises en question permanente.
Cette destruction de toutes les structures collectives et la mise en compétition punitive des individus a progressé conjointement avec la mort de Dieu[^dieu_mort]. Dans son livre *N'ayons plus peur!*, le psychanaliste Ali Magoudi résume :
[^dieu_mort]:https://fr.wikipedia.org/wiki/Dieu_est_mort_(Friedrich_Nietzsche)
> Avant-hier, les discours religieux fournissaient en exclusivité un prêt à penser apaisant sur l'origine de la vie et son devenir après la mort. Ainsi que sur la loi et les marges de liberté laissées à l'homme pour distinguer le bien du mal. Ils fournissaient, enfin, un mode de suture de l'origine pour que cesse de se poser la question de l'avant. Ce système de référence et d'autorité permettait de clore la question une fois pour toutes, et soulageait les sujets humains du doute permanent qui, sans cet ancrage, les envahirait.
> Depuis hier, c'est-à-dire depuis l'instauration de la République française [...], Dieu a été dépossédé d'une de ses prérogatives : les lois qu'il forgeait naguère sont dorénavant élaborées au nom du peuple souverain.
À la lumière de ces deux phénomènes, on peut mettre en exergue deux peurs essentiellement modernes :
* Peur de mourir (perspectives d'effondrement couplée au nihilisme résultant de la mort de Dieu),
* Peur d'être seul et abandonné (perdre sur le grand jeu du marché de l'emploi, mise en compétition quantifiée et systématique, menace du chômage, destruction des structures collectives).
Ces deux peurs sont évidemment liées en tant qu'elles résultent de la non-satisfaction de besoins fondamentaux, comme la sécurité et le sentiment d'appartenance.
## Le serpent se mord la poche
Je pense que le smartphone est profondément impliqué dans les tentatives de résolution de ces peurs, comme dans leur catalyse, dans une boucle de rétroaction permanente. Exemple : les réseaux sociaux permettent d'apaiser la peur de la solitude, mais l'accentuent via la mise en compétition des utilisateurices pour générer le contenu le plus viral et engageant possible, augmentant ainsi les profits des plateformes grâce aux annonceurs.
Or, c'est via les smartphones qu'on accède le plus au web[^stats_smartphone], et davantage encore aux réseaux sociaux. Connectés partout et accessibles tout le temps, ces appareils cassent les barrières du temps et de l'espace. Cet anéantissement des limites physiques en vigueur jusqu'alors amplifie le phénomène : il devient l'outil privilégié pour résoudre ces peurs. On pourrait objecter qu'au même titre que le smartphone, des pratiques comme la méditation sont accessibles à tout moment et en tout lieu. Mais pour garder l'exemple de la méditation, elle ne capte pas l'attention et n'exploite pas les circuits de la récompense, ce qui la rend moins désirable et donc moins accessible *a priori*, même si vraisemblablement plus efficace pour répondre aux peurs.
[^stats_smartphone]:https://gs.statcounter.com/platform-market-share/desktop-mobile-tablet
Toutes les composantes qui jouent un rôle dans l'addiction au smartphone s'amplifient les unes les autres, et c'est ça qui la rend si difficile à détricoter. Par exemple, on a vu dans la partie précédente que la curiosité n'avait pas de limites et avait évolutivement un sens : celui de faire des réserves d'information pour être capable de répondre aux incertitudes de l'avenir. Cette fonction est artificiellement amplifiée par le néolibéralisme et sa flexibilité absolue dévouée aux exigences du marché : puisque nos compétences peuvent être remises en question à tout moment et que les acquis sociaux sont fragilisés, une des façons -- inconsciente ! -- de se mettre à l'abri est d'acquérir un maximum d'information pour être le plus « résilient » possible. Poussée à l'extrême, on arrive à une sorte de « darwinisme social » : les plus adaptés à la société gagnent, et les plus adaptés sont les plus informés. On verra ce genre d'exemples tout du long, où un mécanisme biologique évolué est surexploité par les smartphones et leurs applications.
Les stratégies de réponse aux peurs évoquées par la suite ne concernent sans doute pas tout le monde, mais je pense que chaque lecteurice qui passe trop de temps sur son téléphone peut se rattacher au moins à l'un d'entre eux.
## Sisyphe à l'ère du scroll
Sisyphe, personnage de la mythologie greque connu pour sa condamnation à pousser une pierre en haut d'une montagne d'où elle finit toujours par retomber, pourrait bien trouver son équivalent moderne. La peur de la solitude se décline par deux comportements : l'abus de réseaux sociaux et la surconsommation d'oeuvres culturelles.
Chaque mouvement de scroll, chaque publication, chaque vidéo « lue à la suite », n'est-ce pas une énième pierre anti-solitude qui retombe ?
### Cacher tout ce qui déborde
Les réseaux sociaux peuvent être regardés sous l'angle d'une tentative pour palier le sentiment de solitude. Si la corrélation entre l'usage des réseaux sociaux et le sentiment de solitude est bien établie[^loneliness_social_use], il est très difficile d'établir des liens de cause à effet. Ceci étant, il est vraisemblable qu'il n'y ait ni oeuf ni poule, mais une interaction complexe entre réseaux sociaux et sentiment de solitude. La société produit un sentiment de solitude inédit, et les réseaux sociaux permettent d'interagir avec une grande quantité de personnes tout en maîtrisant parfaitement l'image que l'on renvoie. Le non-verbal est supprimé, on peut relire les messages avant de les envoyer, on construit les images que l'on veut montrer. Les réseaux sociaux semblent à ce titre un outil idéal pour multiplier les relations tout en se protégeant et en choisissant exactement ce qu'on montre.
[^loneliness_social_use]:Loneliness and Social Internet Use: Pathways to Reconnection in a Digital World? -- https://sci-hub.scihubtw.tw/10.1177/1745691617713052
Or, si ce contrôle est rassurant en premier lieu, il rend plus difficile la construction d'une intimité entre les individus. L'émergence d'un rapport intime suppose d'accepter d'être vulnérable et de cultiver une confiance mutuelle. Mais le contrôle est antinomique de la vulnérabilité et s'auto-renforce : il faut que l'image que l'on donne reste cohérente. Plus le temps avance, moins on a de chance de montrer ses vulnérabilités, en particulier dans un espace où la compétition est le coeur du fonctionnement de la plupart des réseaux sociaux.
La sensation d'intimité, d'être compris·e et d'être aimé·e pour ce que l'on est semble indispensable au sentiment de sécurité. On peut très difficilement développer ce sentiment en étant dans une maîtrise constante. Je pense que cette incohérence entre le but recherché (sortir de la solitude, ou en termes positifs, créer des relations fécondes et profondes) et le résultat (chacun maîtrise son image et peut cacher ce qu'il ressent) contribue à alimenter le sentiment de solitude qu'on cherchait à résoudre et à augmenter la quantité de relations pour palier leur qualité. Le problème, c'est qu'au même titre qu'un doliprane, l'utilisation de réseaux sociaux peut temporairement atténuer les symptômes de la solitude, avant de les réactiver, poussant à augmenter leur consommation.
### Contempler l'étendue grandissante de son ignorance
Les réseaux sociaux couplés aux smartphones synergisent très bien pour alimenter l'anxiété de ratage, ou FOMO (*Fear Of Missing Out*),
> une sorte d'anxiété sociale caractérisée par la peur constante de manquer une nouvelle importante ou un autre événement quelconque donnant une occasion d'interagir socialement[^fomo].
[^fomo]:https://fr.wikipedia.org/wiki/Syndrome_FOMO
Il n'est pas impossible que l'anxiété de ratage existe depuis longtemps, par exemple parce que se mettre au courant d'une nouvelle source de nourriture augmente les chances de survie. Mais de façon générale, l'impossibilité technique de se tenir au courant des nouvelles du monde et de son entourage oblige à trouver des stratégies pour se raisonner. Aujourd'hui, non seulement les nouvelles du monde entier sont accessibles partout et instantanément, mais en plus, les flux d'information sont trop importants pour être consommés par une seule personne. Ainsi, on manque constamment des nouvelles, et on sait qu'on pourrait *techniquement* ne pas les manquer, puisqu'elles sont là, sous nos doigts. On pourrait objecter que la quantité d'information constitue elle aussi une impossibilité technique de se tenir au courant de toutes les nouvelles du monde, et que comme le web, le cerveau trouverait des stratégies pour se raisonner.
Mais il y a une différence de nature, car on a affaire à un *surplus* d'information, et non un manque ; qui dit surplus dit nécessité de faire un choix, or choisir, c'est renoncer. Pour renoncer le moins possible, il faut optimiser. Puisque je dispose d'un temps limité pour acquérir un maximum de nouvelles informations, alors il faut que je choisisse les plus intéressantes. On comprendra intéressant comme on le veut : on pourrait le traduire un peu cyniquement par « maximisant la libération de dopamine en un temps donné », ce qui recouvre des réalités très diverses selon les individus. Mais comment savoir si on fait le bon choix ? Plus on fait de choix, plus on a peur que ce à quoi on a renoncé soit important.
Ainsi, plus on se tient au courant, plus l'anxiété d'avoir raté quelque chose augmente : voilà encore un exemple de peur amplifiée par sa tentative de résolution.
Cette peur de rater quelque chose s'applique donc aux nouvelles du monde en général, mais s'amplifie encore dans un contexte social.
### Se laisser entraîner par les algorithmes
Le besoin de comparaison est fondamental chez les humains, qui évoluent dans un système d'interdépendances complexes, à des échelles de temps et d'espace immenses. Pour conserver un bon niveau de coordination avec toutes les échelles de groupes sociaux auxquels nous appartenons, nous regardons souvent les autres pour savoir comment nous comporter ou pour valider le bien-fondé de nos comportements.
Cette comparaison sociale est plus intense dans les cultures fortement normées et punissant les déviances -- symboliquement ou physiquement[^social_comparison]. Or, les réseaux sociaux fonctionnent exactement comme un catalyseur de normes sociales punitif. Via des indicateurs numériques (nombre de réactions, de partages, de vues, engagement, taux de rétention, etc.), les individus peuvent se comparer de deux façons.
[^social_comparison]:The culture of social comparison -- https://www.pnas.org/content/115/39/E9067
Même s'il sort du cadre de l'article, clarifions un point pour bien comprendre. Sur un média social (YouTube, Twitter, Facebook...), les publications qui « marchent », c'est-à-dire qui génèrent le plus de réactions, ne sont pas celles qui intéressent intrinsèquement les autres. En effet, les médias sociaux souffrent du même surplus informationnel que nous. Il y a trop de publications, et se pose la question de l'ordonnancement : que montrer aux utilisateurices ? Si la date de publication semble être un critère relativement neutre, il souffre d'un inconvénient majeur : il ne maximise pas le temps passé sur la plateforme ni les réactions. Or pour ces plateformes, le temps c'est *vraiment* de l'argent ! Chaque minute passée sur la plateforme génère des données (quels sont vos goûts ? les publications que vous avez regardées ? aimées ? détestées ?), ces données agrégées forment un profil type, ce profil type est revenu aux annonceurs (au sens large), qui peuvent camoufler leurs publicités ou leur propagande politique (voir le scandale [Cambridge Analytica](https://fr.wikipedia.org/wiki/Scandale_Facebook-Cambridge_Analytica)). Donc les publications qui marchent, ce sont celles que la plateforme a décidé de mettre en avant parce qu'elle *estime* qu'ils susciteront plus de réactions. C'est une nuance importante, car les algorithmes se trompent constamment et sont pétris de biais. Notez qu'ici, je fais abstraction des médias sociaux plus respectueux des humains, comme [Mastodon](https://fr.wikipedia.org/wiki/Mastodon_(r%C3%A9seau_social)).
En tant que membre actif d'un réseau social, on est donc face à une sorte de boîte noire, devant deviner les règles du jeu pour que leurs publications fonctionnent.
Pour ce faire, on peuvent comparer les réactions successives que l'on reçoit, et ainsi s'adapter par essai-erreur à la norme. Cette norme n'a pas de fondement moral ou culturel explicite : c'est simplement celle qui rapportera le plus d'argent. Si les vidéos violentes reçoivent le plus de réactions (indignation, émoi), c'est ces vidéos qui seront mises en avant et alimenteront la norme. Cette comparaison est relative : on observe que telle publication a reçu moins de réaction que telle autre, et on s'adapte en conséquence.
On peut aussi comparer les réactions qu'on reçoit avec les réactions que les autres reçoivent, dans un grand jeu de compétition. Il est extrêmement difficile d'échapper à ce jeu, car la question « pourquoi telle personne est plus populaire que moi ? » est d'une grande violence symbolique et ne peut pas être effacée d'un revers de la main. L'existence d'indicateurs numériques permet d'objectiver (et d'atrophier...) la « valeur sociale », résumée en un « taux de normativité », rend possible son auto-évaluation permanente. Plus le temps avance, plus les points de comparaison sont variés et précis.
L'ironie de cette situation est délicieuse : des algorithmes que des humains ont entraîné nous entraînent à présent. À coup de récompense ou de punition, ils valident ou non la nature de nos publications et finissent par optimiser notre fonction sur ces réseaux : générer de l'engagement.
Pourquoi cette auto-évaluation n'a pas de fin ? Parce que les indicateurs objectifs et subjectifs de performance sociale peuvent changer du jour au lendemain, au gré de l'algorithme. Ce qui provoquait de l'engagement hier n'en provoquera peut-être plus demain. Dans un monde où la confiance et l'amour seraient au centre des relations virtuelles, la nécessité de « prouver » sa valeur serait moins importante ; mais pour le redire une énième fois, les réseaux sociaux ne tentent à aucun moment de faire émerger un sentiment de confiance et ont tout intérêt à maintenir ce climat de compétition pour produire toujours plus de contenu, *in fine* générateur de revenus.
### T'as vu la dernière saison ?
Les oeuvres culturelles jouent un rôle important dans la cohésion de groupe. Chacun·e en fait l'expérience au quotidien ; les groupes d'amis sont souvent en partie cimentés par des films, des musiques, des livres, des séries, etc. Cette cohésion est importante : elle crée de la complicité, permet de vivre des expériences agréables, de se sentir en sécurité et de ressentir un accomplissement.
En dehors d'un groupe déjà formé, lorsque deux individus inconnus partagent des références communes, le contact se fait très facilement. L'humour est également basé sur des faits culturels situés, et l'humour comme les références communes sont de puissants vecteurs de complicité avec des inconnus. En miroir, se retrouver au milieu d'inconnus sans capter aucune référence peut être assez violent.
Or avant le web, les moyens de diffusion étaient relativement limités (cinéma, télévision, radio), et étaient majoritairement « en direct », n'offrant pas la possibilité de revisionner ni de choisir ce qu'on allait voir. Les références culturelles dominantes tournaient autour de quelques oeuvres (la cité de la peur par exemple, référence absolue du temps de mon grand frère). Depuis 15 ans, avec la montée en puissance du streaming audiovisuel, le catalogue s'allonge exponentiellement. Il n'y a plus de programme qui limite la quantité d'oeuvres diffusables en une journée.
Ainsi de Netflix et d'Amazon Prime, ainsi de Deezer et de Spotify. La quantité de séries disponibles et sa consommation boulimique a un surnom bien connu : le [binge-watching](https://en.wikipedia.org/wiki/Binge-watching). Je pense que même si l'anxiété de ratage n'est pas l'unique raison derrière cette surconsommation d'oeuvres culturelles, elle n'est pas négligeable. Dans une société où le nombre de relations sociales et de groupes d'appartenance explose, ces relations sont mécaniquement moins intimes (sans jugement de valeur), moins profondes, et *in fine* moins sécurisantes. D'où un besoin de s'assurer qu'on ne sera pas exclu, car la cohésion tient alors plus d'une culture commune que d'une attraction interpersonnelle, en particulier sur les communautés du web.
## Dépasser la condition humaine
Au-delà de la peur de la solitude, je fais l'hypothèse que le smartphone est inconsciemment un totem contre la peur de la mort, et ce pour plusieurs raisons.
### La salle sur demande
Le smartphone a tout du divertissement pascalien parfait. Pascal disait que « tout le malheur des hommes vient dune seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre ». En d'autres termes, l'humain cherche constamment à se détourner de sa condition de mortel et de la contingence de la vie. Comment se détourne-t-il ? En s'occupant l'esprit à autre chose : à l'époque de Pascal, on pense à la chasse, aux jeux, etc. Bien entendu, ce divertissement est une fuite en avant qui nécessite d'être sans cesse renouvellé, car les questionnements métaphysiques reviennent mécaniquement.
Et à ce jeu-là, le smartphone est un champion, véritable couteau suisse du divertissement, capable de s'adapter à toutes les humeurs et tous les contextes. Fatigué, en forme, triste, joyeux, curieux, apathique, passif actif, chaque situation a ses divertissements attribués. Jeux vidéo, actualités, communication, apprentissages, films, séries, musiques, jeu de rôle, création artistique, etc. De par sa versatilité, le smartphone produit des pansements pour tous les manques : manque d'intérêt, manque de stimulation, manque d'envie, manque d'occupation. Chaque seconde de manque trouve une compensation immédiate.
Et c'est cette immédiateté qui, à mon sens, constitue le coeur du problème. En effet, notre cerveau est constamment en train d'estimer le ratio effort/récompense d'une action pour évaluer si elle en vaut la peine. Typiquement, si j'ai oublié d'acheter des oignons, mais que le marché est à 30 minutes à pied de chez moi, j'aurais tendance à ne pas y retourner -- et même à rationnaliser *a posteriori* en me disant qu'au fond, je n'en ai pas tant besoin que ça. À l'inverse, le coût d'accès à un smartphone est parfaitement nul (le sortir de sa poche et poser son doigt dessus), et même si l'on perçoit que les bénéfices sont marginaux, il n'y a pas de dissonnance : l'effort est cohérent avec la récompense. Si aller sur Facebook nécessitait de se lever, allumer son ordinateur et attendre que ça charge, il y a fort à parier que notre consommation diminuerait drastiquement.
### Confondre pouvoir et immortalité
Il me semble qu'en augmentant les capacités des humains, le smartphone nous donne inconsciemment l'impression d'être invincible, peut-être même immortel. À bien y regarder, ses caractéristiques sont traditionnellement celle de Dieu. Celui qui utilise un smartphone devient donc :
* Ubique, par sa capacité à se connecter instantanément et simultanément à tous les endroits du globe,
* Omniscient, par sa capacité à accéder à une grande partie du savoir et de l'histoire de l'humanité,
* Omniprésent, par sa capacité à s'imposer (en tant que personne) au monde entier
Aussi, en tant que proto-bibliothèque de Babel, le web contient toute vérité, sa contre-vérité et ses milles nuances, permettant ainsi d'exercer continuellement son biais de confirmation, et donc de s'octroyer le don de vérité. C'est le phénomène des [bulles de filtres](https://fr.wikipedia.org/wiki/Bulle_de_filtres), provoqué en partie par la sélection des algorithmes qui choisissent le contenu que nous allons voir et dont on a parlé plus haut. Avoir la sensation d'avoir toujours raison est un bon moyen de se croire plus fort que tout, et probablement plus fort que la mort.
Enfin, le travail de conception des smartphones tente inlassablement de les rendre les plus affordants, fluides et réactifs possibles. Par affordant, on entend que la façon de l'utiliser se comprend d'elle-même. On voit cette tendance se dessiner notamment dans l'utilisation grandissante de la parole et des gestes pour commander nos appareils. Ces modes d'interaction occultent au maximum la machinerie qui les fait fonctionner, nous rapproche d'un mode d'interaction naturel, avec des humains. Sauf qu'à la place, on a bien une machine que l'on a la sensation de dominer. Cette sensation de maîtrise, de gestes et de paroles *performatives* donne, là encore, une sensation de puissance absolue qui renforce en trame de fond le sentiment d'invincibilité.
Ce fantasme d'un petit objet fluide aux dizaines de capteurs prêts à réagir aux moindres inflexions de leur environnement alimentent, à mon sens, notre besoin de relations *responsives*, ou résonantes, pour reprendre les mots du sociologue Harmut Rosa[^responsive]. Sentir que le monde est sensible à nos actions et y réagit en nous influençant en retour, dans une boucle de rétroaction fluide et profonde, semble être un désir récurrent chez les humains. Le dualisme qui met à distance « la nature » et nous coupe de cette relation serait alors compensé par les smartphones, qui nous font à nouveau vivre artificiellement cette influence mutuelle.
[^responsive]:Hartmut Rosa, RÉSONANCE. Une sociologie de la relation au monde -- https://www.cairn.info/revue-projet-2018-6-page-90.htm
### L'oreille sur le stéthoscope numérique
Enfin, si on s'inquiète pour sa propre mort, on s'inquiète aussi -- souvent sans le savoir -- de la mort de ses proches. La manière la plus rapide et facile de s'assurer qu'un proche est en vie, aujourd'hui, est sans doute de lui envoyer un message. Dans la mesure où toute personne saine d'esprit doit avoir son téléphone allumé constamment sur elle et être disponible, elle y répondra immédiatement. Sinon, c'est qu'il doit y avoir un problème, non ? L'absence de réponse provoquera alors une angoisse, et donc *in fine*, une peur de la mort. On pourra alors reprocher à l'autre d'avoir répondu trop tard, de nous avoir fait faire du souci.
Encore un phénomène d'amplification : la peur de la mort qu'on tente de résoudre en écoutant des battements de coeur numériques conduit à avoir en toutes circonstances son téléphone sur soi, pour ne pas inquiéter. Et plus c'est la norme, plus l'inquiétude suite à l'absence de réponse sera grande, et ainsi de suite.
Cette angoisse induite par l'absence de nouvelles a vraisemblablement toujours existé, mais sur des échelles de temps beaucoup plus longues, puisque les réponses (quand elles existaient) ne pouvaient techniquement pas nous parvenir rapidement, ce qui enlevait de la charge mentale. Car devoir répondre quasiment instantanément pour ne pas inquiéter, c'est fatigant et aliénant. Ali Mougadi résume :
> [Cette peur] se déploie aussi dans les registres de l'amour et de l'amitié. Comme si, dans ces espaces, la supplique qui émanait de l'appelant relevait d'un domaine aussi vital qu'urgent. Confirme-moi ton état ! Es-tu toujours en vie ? Que la réponse tarde à venir, et l'angoisse monte.
>
> Ainsi, au lieu d'incarner une vie sûre de son avenir, l'absence, la coupure, le manque indiqueraient que l'ombre de l'au-delà projette sur l'ici-bas ses ténèbres mortifères. Autrement dit, les êtres humains seraient pris dans un continuum de mort que d'incessants messages de vie tenteraient d'interrompre.
>
> Peu importe le contenu de l'interaction entre les protagonistes : l'essentiel est que la connexion avec les objets primordiaux témoigne apparemment de la continuité de la vie.
## Conclusion : le smartphone, poison et antidote à nos peurs
Notre époque se caractérise par la peur de la solitude et la peur de la mort. Le smartphone et ses applications agissent systématiquement comme une pommage irritante : apaiser temporairement nos peurs et les renforcer au passage pour la prochaine fois.
D'abord à travers les réseaux sociaux, où l'on peut trouver un sentiment de validation sociale. Mais cette validation s'obtient au prix d'une mise en compétition permanente, objectivée grâce à des indicateurs que l'on peut comparer avec ceux des autres. Estimer sa « valeur sociale » revient en bref à comparer des *likes*. Et comme les algorithmes opaques des réseaux sociaux décident de ce qui sera visible, et donc *in fine* de ce qui recevra des *likes*, les individus doivent s'adapter constamment. Comment satisfaire son besoin de sécurité quand on peut tomber à tout moment, quand la validation peut s'arrêter sur un coup de tête ? Au final, on se sent toujours seul.
Ensuite à travers les films, séries, photos, publications de ses potes, où l'on renforce ses connaissances, les références communes avec ses ami·e·s. Parce que se sentir étranger au milieu d'une fête est un sentiment très désagréable, il faut être au courant. Au courant du plus de choses possibles, au cas où. Or, se tenir compulsivement au courant, c'est constater à chaque instant à quel point on rate des informations. Et ainsi, renforcer sa peur d'avoir manqué quelque chose d'important, qui nous excluerait de fait de la fête.
Enfin, en ce qui concerne la peur de la mort, les choses sont un peu différentes. Le smartphone donne bien l'impression d'être tout-puissant, apporte un détournement efficace des questions métaphysiques existentielles, et permet de s'assurer constamment que ses proches sont vivants. Seulement, je ne sais pas si nous sommes dupes à ce point. Je crois que traiter la peur de la mort en faisant comme si elle n'existait pas ne peut également conduire qu'à un renforcement de celle-ci, au moins inconscient. Y compris au niveau collectif -- et ce n'est pas la médicalisation écoeurante et la généralisation des EHPAD qui dira le contraire.
Dans la première partie, on avait vu comment les smartphones sont les objets rêvés pour satisfaire notre besoin de curiosité. Ici, on a vu que les peurs amplifiaient encore leur usage à travers des boucles de rétroaction. Dans la prochaine partie, on verra comment le mécanisme inédit de notifications vient parachever ce beau tableau.

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